Quand les jeunes font l'apprentissage du travail dangereux
Peu expérimentés et mal formés à la prévention des risques, les jeunes travailleurs méconnaissent leurs droits ou n’osent pas les faire respecter. Conséquence : une sinistralité très préoccupante.
Promouvoir l’entreprise comme un lieu d’apprentissage pour les jeunes fait partie des points saillants de la politique du gouvernement1 . Depuis 2018, le nombre de jeunes en apprentissage a ainsi été doublé, passant le 31 décembre 2023 le cap du million. La plupart de ces apprentis ont moins de 25 ans, 200 000 ont moins de 18 ans. « Mais il n’y a pas de corrélation entre l’augmentation du nombre d’apprentis et le nombre d’heures accordées pour la formation à la prévention des risques », remarque Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie, auteur d’un recensement inédit des accidents du travail mortels. « En 2021, plus de 100 000 jeunes de moins de 25 ans ont été victimes d’un accident du travail, dont 37 accidents mortels, auxquels il faut ajouter les chiffres du secteur agricole, qui est particulièrement dangereux », énonce Matthieu Lépine. Les apprentis ne sont pas les seuls jeunes, voire très jeunes, à passer du temps en entreprise. Il faut aussi compter les 621 600 lycéens professionnels, lesquels effectuent de 6 à 20 semaines de stage par an. A partir de septembre 2024, ce temps en entreprise va encore augmenter en voie professionnelle. Et pour les secondes des filières générales, un stage de quinze jours est désormais obligatoire.
36 % des jeunes exposés à des produits dangereux
Aux risques d’accidents du travail s’ajoutent les maladies professionnelles. « Dans les résultats de l’enquête permanente du Giscop93 [Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine Saint-Denis], l’apprentissage est bien souvent le premier moment de l’exposition à des produits cancérogènes », remarque Zoé Rollin, sociologue et maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris Cité, autrice d’une enquête de terrain auprès des apprentis. « Particulièrement jeunes, ils ne perçoivent pas, ou très souvent banalisent, leurs effets sur la santé qui, pour certains, se déclenchent après un temps de latence qui peut atteindre plusieurs décennies », souligne-t-elle.
« 36 % des jeunes sortants de la voie professionnelle sont en contact avec des produits dangereux et 33 % respirent des fumées ou des poussières », signale un document de janvier 2024 de la Dares, la direction statistique du ministère du Travail. « En dépit de cette forte exposition, 28 % des sortants de la voie professionnelle n’ont pas d’informations sur les risques physiques ou chimiques durant leurs études », ajoute cette courte analyse. « Les collègues de PSE [prévention, sécurité, environnement, NDLR] ont un programme très large, explique Yannick Billiec, professeur d’histoire-géographie en lycée professionnel, en charge de la formation professionnelle au sein de la CGT éducation. Ils doivent aborder le sommeil, la sexualité, les addictions et la sécurité au travail. Tout ça avec seulement une heure d’enseignement par semaine. » De plus, entre les règles apprises à l’école et la réalité de l’entreprise, il y a souvent une grande différence. « Même s’ils repèrent des situations problématiques, les jeunes n’osent pas le dire », remarque Yannick Billiec. Les professeurs se trouvent eux-mêmes en situation difficile car leurs élèves ont besoin de leurs semaines de stages pour valider leurs diplômes. « On est un peu pris en étau », résume l’enseignant tout en plaidant pour la création d’un droit de retrait spécifique pour ces jeunes. Il se dit par ailleurs « effrayé » par l’absence totale d’information et de prévention des violences sexistes et sexuelles commises en entreprise sur les apprentis et stagiaires.
Un manque préjudiciable d’inspecteurs du travail
« Les jeunes racontent qu’ils ont choisi l’apprentissage par passion pour un métier, mais ils ont l’impression d’avoir été propulsés dans un quotidien dont ils ont sous-estimé la violence et les exigences », précise Zoé Rollin. « Ils viennent combler des trous et/ou se retrouvent à faire des choses qu’ils ne doivent pas faire », explique Matthieu Lépine, évoquant l’exemple de Romain Torres, un apprenti bûcheron, décédé le 28 juin 2018 à 17 ans, sur un chantier forestier dans le Bas-Rhin. « Ce jour-là, il avait été emmené sur un chantier très complexe, dans un terrain pentu. Son patron n’avait pas du tout pris en compte ni son inexpérience, ni son jeune âge », continue-t-il.
Yannick Billiec évoque de son côté des élèves paysagistes qui se retrouvent à creuser une tranchée pendant une semaine, ceux du secteur vente qui font de la manutention de cartons ou encore les apprentis menuisiers qui passent leur temps à balayer des ateliers pleins de poussières sans aucune protection. « Dans tous ces cas, ils n’apprennent rien, ils sont juste de la main d’œuvre bon marché », observe l’enseignant. Il déplore par ailleurs le trop faible nombre d’inspecteurs du travail, ce qui ne facilite pas la prise en compte des difficultés et risques subis au travail par les jeunes en apprentissage et/ou en stages. « On sait que dans certains départements, le taux de vacance de l’Inspection du travail est de 60 %, renchérit Matthieu Lépine. Quelle est la protection pour tous les jeunes au travail dans ces endroits ? »
- 1Voir notamment la loi n° 2018-771 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, promulguée en septembre 2018.