Quand le travail malmène les femmes

par Nathalie Quéruel / juillet 2008

Confinées dans certaines tâches, et confrontées à un travail pas toujours conçu pour elles, les femmes sont plus exposées à certaines pathologies. Les médecins du travail commencent à se préoccuper de cette question, abordée lors de leur dernier congrès.

Les femmes vivent plus longtemps que les hommes. "C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les médecins du travail sont restés aussi longtemps aveugles à l'idée qu'elles puissent avoir des problèmes spécifiques de santé liés au travail", explique Fabienne Bardot, médecin du travail à Orléans. En tout cas, les professionnels présents au 30e Congrès de médecine du travail, à Tours, début juin, ont eu les yeux décillés. Pour la première fois, ce congrès a consacré une partie de ses débats au thème "femmes, travail et santé". Car si la vitalité des femmes est incontestable, il semble qu'il existe des inégalités de santé au travail entre les deux sexes.

Selon les données de l'enquête SVP 501 , la proportion des femmes qui déclarent des douleurs est ainsi plus élevée que chez les hommes de même âge. Par ailleurs, 58 % des cas de troubles musculo-squelettiques (TMS) reconnus en maladie professionnelle en 2003 concernent des femmes. Le bilan d'activité des centres de consultation de pathologies professionnelles fournit aussi quelques éléments : en 2006, chez les hommes, les pathologies respiratoires représentent la part la plus importante des problèmes de santé notifiés (38 %) ; chez les femmes, ce sont les pathologies psychiatriques (29 %).

A ceux qui se demandent pourquoi se préoccuper spécifiquement de la population féminine - une exposition étant une exposition, si le bruit rend sourd, il rend aussi... sourde -, Karen Messing, spécialiste québécoise de la santé des femmes au travail, répond : "Les choses ne sont pas si simples, en raison de la division sexuelle du travail rémunéré et domestique, de l'assignation sexuée des tâches à l'intérieur des emplois et des rapports de pouvoir dans le milieu de travail. Ainsi, l'exposition au travail répétitif recouvre des réalités différentes. Dans une biscuiterie de Montréal, par exemple, les femmes manipulent de petits poids à un rythme élevé, alors que les hommes manipulent de plus grosses charges, plus lentement."

 

Le produit de stéréotypes

Cette division sexuelle du travail est le produit de stéréotypes appliqués aux hommes et aux femmes. "Dextérité, précision, soin pour les unes, et force, travaux durs, conduite de machine pour les autres !", résume Sandrine Caroly, maître de conférences en ergonomie à l'université de Grenoble. Pourtant, dans leurs loisirs, les hommes sont capables d'une remarquable délicatesse, comme le rapporte Pierre Abecassis, médecin-inspecteur du travail en Bourgogne : "Avec leurs gros doigts boudinés, les pêcheurs savent très bien placer de minuscules asticots sur de fins hameçons !"

Laurence Wittke est médecin du travail auprès d'une entreprise de conditionnement de légumes frais, qui compte 200 salariés, dont une large part de femmes ayant atteint la cinquantaine. Elle observe que la manutention et la conduite des lignes de production sont dévolues aux hommes. Les femmes, elles, sont affectées aux postes de "légumière" (couper les légumes) et au colisage (mettre les sachets dans des cartons). "Les premières travaillent dans le froid et l'humidité et sont soumises au stress de la cadence, témoigne Laurence Wittke. Mais le colisage, c'est l'atelier le plus dense, avec des cadences infernales. C'est là que les salariées souffrent le plus de TMS : j'en déclare un par mois en maladie professionnelle." Concernant les TMS, la division sexuelle du travail pourrait expliquer des écarts dans les expositions. Ainsi, selon la surveillance épidémiologique mise en place par l'Institut de veille sanitaire dans les Pays-de-la-Loire, 30 % des femmes de 50-59 ans connaissent des gestes répétitifs, contre 21 % des hommes du même âge ; 69 % des femmes manquent de latitude décisionnelle, contre 55 % des hommes.

 

Un travail d'homme ?

Mais au sein d'un même métier, hommes et femmes n'ont pas forcément la même activité. La police s'est ouverte à la gent féminine à partir des années 1980. Sandrine Caroly, qui y a mené une intervention sur les risques psychosociaux, remarque une assignation sexuée des tâches chez les policiers en patrouille : aux hommes, les interpellations musclées, aux femmes, le travail social auprès des victimes. "On a pu voir différentes formes de pratique de ce métier "masculin" par les femmes : le style "garçon manqué", qui peut aller jusqu'à une dissociation de personnalité, avec des discours péjoratifs sur les femmes ; le genre "femme-femme", qui évolue assez rapidement vers des postes de cadre ; et enfin "l'entre-deux", qui essaie de se construire une identité, en privilégiant le travail de proximité, l'anticipation des situations à risque, la complémentarité avec les hommes." Ce sont les femmes de cette dernière catégorie qui s'en sortent le mieux. Pour Sandrine Caroly, vouloir frontalement supprimer la division sexuelle du travail n'a pas plus de sens que de chercher l'universalisme : "En se penchant sur le travail des policières, nous avons réexaminé ce qu'était le métier de policier. Et cela permet de rebattre les cartes et d'ouvrir des possibilités de pratiquer son activité autrement, dans ce collectif de travail, pour les femmes... comme pour les hommes."

Cependant, hommes et femmes font parfois le même travail... ce qui pose d'autres problèmes. C'est le cas à La Poste, où 45 % des facteurs sont aujourd'hui des factrices. Elles effectuent les mêmes tournées que leurs collègues masculins et sont soumises à la même pénibilité physique : gestes répétitifs sous contrainte de temps, parcours sur un vélo de 50 kilos, un cyclomoteur de 150 kilos ou encore à pied, six jours sur sept, etc. "Or, du fait des différences physiologiques entre les deux sexes, cette pénibilité porte davantage atteinte à la santé des femmes", relève Véronique Arnaudo, médecin du travail dans l'entreprise.

Il y a ainsi pratiquement deux fois plus d'accidents du travail chez les factrices (notamment dus aux cyclomoteurs trop hauts et trop lourds pour elles) et le surrisque est de 82 %. En ce qui concerne les TMS, le surrisque pour les femmes est de 170 % (donc presque trois fois plus d'atteintes) et l'âge moyen d'apparition de ces troubles est de 4,3 ans inférieur à celui constaté pour les hommes. "Les femmes font un travail calé sur une norme faite pour des hommes, rappelle Véronique Arnaudo. Elles sont donc plus souvent contraintes d'effectuer des efforts musculaires excessifs et plus souvent confrontées à l'impossibilité d'organiser leur travail, car, à cause de la pénibilité, elles sont plus vite débordées. Il paraît nécessaire d'adapter les postes aux spécificités féminines."

 

La double journée

Les problèmes ne s'arrêtent pas à l'organisation sexuée du travail ou à la conception des postes sur un modèle masculin. Les contraintes extraprofessionnelles entrent aussi en ligne de compte. "Le travail domestique qui ne peut attendre - repas, soins aux enfants, lessive, nettoyage - est généralement assigné aux femmes, précise Karen Messing. Les Françaises consacrent treize heures de plus par semaine aux tâches domestiques que les Français." Les contraintes liées aux horaires de travail, de plus en plus imprévisibles et irréguliers et donc de plus en plus difficiles à concilier avec les responsabilités familiales, pèsent ainsi plus sur les femmes. Cela est particulièrement vrai dans les emplois de service et de commerce, surtout occupés par des femmes, souvent à temps partiel subi. "D'autre part, les différences de salaire tendent à renforcer au sein des couples l'idée de faire assumer les responsabilités familiales par les mères, indique Marie-Josèphe Saurel, épidémiologiste à l'Inserm, spécialiste de la santé des femmes. Lorsque des aménagements professionnels sont nécessaires, ce sont elles qui doivent les assumer. D'où leur surreprésentation dans les emplois à temps partiel."

La réalité du travail et ses embûches - stéréotypes discriminants, déficit de reconnaissance nuisible au maintien de l'identité et de la santé, etc. - ne facilitent pas la vie des femmes. Mais la recherche sur les différences sexuées de santé au travail ou, plus profondément, les différences de "genre", n'en est encore qu'à ses débuts...

 

Les médecins du travail vigilants sur la santé mentale
Nathalie Quéruel

Avec une réforme de la médecine du travail en ligne de mire, le 30e congrès de la profession, qui s'est tenu à Tours du 3 au 6 juin, a mis l'accent sur des thèmes au coeur d'enjeux importants : la veille en santé mentale ; la pénibilité et la question du maintien dans l'emploi ; l'évaluation des pratiques professionnelles.

Au vu du nombre de participants à la session sur la veille en santé mentale, on pouvait percevoir que les risques psychosociaux restent un sujet de préoccupation majeur pour les médecins du travail. Les tout premiers résultats "provisoires" de l'enquête Samotrace ont été présentés. Ce programme de surveillance de la santé mentale en lien avec le travail a été lancé en 2003 par le département santé-travail de l'Institut de veille sanitaire (InVS) et l'université de Tours. Le volet de veille épidémiologique en entreprise a permis de recueillir des données, via 6 000 questionnaires remplis pendant leur visite périodique par des salariés tirés au sort chez des médecins du travail volontaires.

Mal-être. Ainsi, 24 % des hommes et 37 % des femmes déclarent un "mal-être". Même si des analyses plus approfondies doivent être menées, "on observe que le mal-être est associé à chacune des contraintes psychosociales mesurées : exposition au job strain selon le modèle de Karasek, déséquilibre efforts-récompenses pour celui de Siegrist1 , mais aussi violence au travail, relation pénible avec le public et incompatibilités entre horaires de travail et vie sociale...", a résumé Christine Cohidon, épidémiologiste à l'InVS.

Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail, a rappelé que le fait de "disposer d'un contrôle même partiel sur sa situation constitue un facteur majeur de préservation de la santé". Il s'est attaché à décrire l'enchaînement de réactions neuroendocriniennes déclenché par une situation de stress, puis le lien entre la "répression psychique des émotions" (déni et autres stratégies de désengagement) et les atteintes somatiques (troubles dépressifs et anxieux, pathologies inflammatoires). De ces éléments biologiques, il tire des enseignements pour la clinique médicale du travail, qui ne doit être "ni écoute compassionnelle, ni gestion du stress" mais doit résolument se centrer sur l'analyse du travail, afin d'aider les salariés à reconquérir leur capacité d'expression et restaurer leur "pouvoir d'agir"

 

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    Pour en savoir plus sur ces deux modèles, voir article de Michel Vézina, page 30.

 

"Poser au féminin la question de la santé au travail"
Nathalie Quéruel

Maître de conférences à la chaire de psychanalyse, santé et travail du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Pascale Molinier a contribué aux travaux du Congrès de médecine du travail sur le thème "femmes, travail et santé".

Bien que les femmes ne constituent pas un groupe social spécifique, vous dites que cela vaut la peine d'étudier la santé au travail en tenant compte du genre. Pourquoi ?

Pascale Molinier : Poser au féminin la question de la santé au travail, c'est faire apparaître que celle-ci a été, durablement, posée au masculin neutre en faisant l'impasse sur ce qu'on appelle "le genre". Analyser dans une perspective de genre, c'est admettre que, dans les différences hommes-femmes, il n'y a pas qu'un aspect biologique (le sexe) mais surtout une construction sociale. Et que cette construction sociale est marquée par des rapports asymétriques - où le masculin est privilégié par rapport au féminin - et par le rôle central du travail.

D'une certaine façon, les femmes n'existent pas. Il existe des êtres humains qui vivent des expériences "en tant que femmes". La difficulté d'atteindre des postes à responsabilité, la confusion entre l'être et le faire - les femmes étant plus souvent jugées dans le registre du premier -, l'injonction d'être une bonne mère, les doubles tâches, la contrainte d'être mince et séduisante sont quelques-unes de ces expériences. Le genre permet de penser la bipartition sous tous ses aspects : les privilèges et les désavantages se jouent autour de la question du "qui fait quoi ?" dans l'espace professionnel et dans l'espace domestique.

Donc cette approche ne vise pas à comparer, stricto sensu, la santé des femmes à celle des hommes ?

P. M. : Il s'agit de prendre en compte autre chose que simplement des travailleurs ou des travailleuses. La plupart des hommes et des femmes n'exercent pas les mêmes métiers et, quand ils le font, ils ne sont pas soumis aux mêmes attentes et contraintes. Ce sont ces différenciations qui sont intéressantes à regarder. Les femmes peuvent moins que les hommes "oublier les autres". On attend d'elles qu'elles soient plus humaines. Par exemple, la profession d'infirmière a permis aux médecins de demeurer à distance de la souffrance des patients. D'une femme médecin, on attendra sans doute qu'elle soit "comme ses confrères", mais aussi "différente", certainement plus humaine, voire plus docile.

Les femmes vivent également des contraintes distinctes selon les milieux professionnels. Dans certaines entreprises, quelques-unes racontent qu'elles ont dû prendre des horaires aménagés quand elles ont eu des enfants. Assumer pleinement ses responsabilités de mère était un élément de la confiance. A contrario, pour des cadres de santé à l'hôpital, pas question de travailler moins quand on a des enfants. Il faut assumer d'avoir voulu atteindre ce poste.

Comment peut-on faire le lien entre genre et santé ?

P. M. : Les femmes qualifiées, par exemple, se heurtent au "plafond de verre"1 . Quels sont les effets de cet "effacement" sur la santé des femmes ? Cette question n'est pas documentée. Ce sont les structures organisationnelles qui alignent les comportements dans l'espace privé et non l'inverse : on ne peut pas dire que les femmes ne progressent pas dans leur carrière parce qu'elles sont occupées par les tâches ménagères. Interroger la santé dans une perspective de genre, c'est peut-être avant tout construire un point de vue critique vis-à-vis de nos propres stéréotypes de sexe. Et cette remise en question n'est sans doute pas moindre pour les femmes que pour les hommes.

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    Expression désignant les barrières invisibles, créées par des préjugés comportementaux et organisationnels, qui empêchent les femmes d'accéder aux plus hautes responsabilités.

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    Enquête "Santé et vie professionnelle après 50 ans", pilotée par le Centre interservices de santé et de médecine en entreprise (Cisme) et le Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Créapt).