Quand le travail pousse au dopage
Le développement de conduites addictives chez les salariés inquiète les entreprises. Mais leur réponse sécuritaire est inadaptée, affirment plusieurs chercheurs, auteurs d'un livre publié récemment où ils interrogent le lien entre ces addictions et le travail.
Alcool, drogues, médicaments psychotropes, tabac... Dans les entreprises, de plus en plus de directions comme de représentants du personnel investissent la question de la consommation de substances psychoactives (SPA). Avec, le plus souvent, une seule réponse : le dépistage des addictions, l'accompagnement des consommateurs, voire la menace de sanctions disciplinaires. "La prévention qui s'organise progressivement dans les entreprises et les administrations est basée sur l'idée maîtresse que l'usage d'alcool ou de drogues est un risque et qu'il s'agit donc de s'abstenir au travail", rappelle Gladys Lutz, ergonome et chercheuse, codirectrice du livre Se doper pour travailler (voir "A lire"). Un titre qui renvoie à une autre vision de la consommation de SPA par les salariés, où ces derniers s'aident de ces substances pour tenir, "faire le métier", coûte que coûte.
Un risque ou une ressource ?
En mettant ainsi l'accent sur le travail, les auteurs se situent à rebours d'une approche par le risque, largement associée aux accidents du travail. Autour de 20 % d'entre eux, dit-on, seraient liés à l'usage d'alcool ou de drogues. "Un chiffre qui n'est pas prouvé pour les drogues", pointe le sociologue Renaud Crespin, autre codirecteur de l'ouvrage. Le risque considéré est également juridique, l'employeur mais aussi les collègues pouvant voir leur responsabilité engagée. Il est enfin économique, à travers les coûts supposés pour l'entreprise : absentéisme, freins à la productivité, etc.
Les politiques mises en oeuvre relèvent d'approches individualisantes, "qui ne questionnent pas la nature du travail - ses ressources et ses risques -, des usages et de leur éventuelle ambivalence", poursuit Gladys Lutz. La consommation de SPA traduirait donc des fragilités individuelles. Elle se situerait du côté de la déviance ou de la pathologie et appellerait une prévention privilégiant la correction des comportements et le soin.
Ces consommations ne sont pas nouvelles, mais individualisation et intensification du travail aidant, les produits et leurs usages ont évolué. "A la consommation collective d'alcool sur les lieux de travail au service de l'affirmation d'une identité professionnelle et sociale [...] s'ajoutent d'autres produits (comme le cannabis, la cocaïne, les médicaments psychotropes) et d'autres modes de consommation, plus individuels, juste avant ou juste après le travail", peut-on lire dans l'introduction du livre.
Invisible mais fréquent
A partir d'une enquête approfondie auprès d'entreprises et d'usagers, la recherche dont est issu l'ouvrage1 met en exergue l'ambivalence des recours aux SPA, qui constituent à la fois une source de danger et une ressource pour les salariés. "Dans l'industrie, on rencontre des ouvrières qui viennent travailler avec leur dose de médicaments pour la journée, des antalgiques très forts avec des dérivés morphiniques", indique Karyne Chabert-Devantay, médecin du travail et intervenante à la consultation souffrance et travail de Lyon.
Dans sa consultation de toxicomanie à l'hôpital Marmottan, à Paris, le psychiatre Michel Hautefeuille reçoit des patients qui s'inquiètent des troubles associés aux substances qu'ils utilisent pour faire face aux exigences de leur activité. Avant ce stade, il faut un long dérapage. Ce "dopage au quotidien" est donc, selon lui, "non problématique pour beaucoup, donc invisible, mais fréquent". D'autant qu'"il se démocratise : il n'est plus réservé aux cadres de la finance, de l'informatique ou des médias, mais touche aussi des enseignants ou des coursiers", précise-t-il.
Si elles facilitent le travail, les SPA aident également à récupérer. "Il n'y a pas de cloisonnement strict entre travail et hors-travail, estime Gladys Lutz. Les consommations privées, récréatives, comme fumer un joint ou boire un whisky le soir, sont aussi une aide à se remettre, à dormir, pour pouvoir retourner au travail le lendemain."
Ces conduites dopantes, ressources pour le salarié, remplissent quatre fonctions, identifiées par la chercheuse : s'anesthésier pour tenir, calmer la douleur, la peur, oublier, tromper l'ennui... ; se stimuler, pour garder le rythme, pour gagner en confiance, en performance ; récupérer, pour être opérationnel dans la durée, et en particulier pouvoir dormir ; s'intégrer, à travers des usages collectifs et des dynamiques cohésives de détente.
Tant que le job est fait...
En dépit de leurs effets sur la santé, ces usages aident à "faire malgré tout". Pour les chercheurs, ils visent "une transformation de soi, et celle-ci est d'autant plus recherchée que la transformation du travail [...] semble empêchée""Quand, faute de ressources collectives et organisationnelles, on n'a plus la main sur son travail, on prend sur soi, on se renforce ou on s'anesthésie, pour pouvoir préserver ce à quoi on tient dans le travail, se reconnaître dans ce qu'on fait", explique Dominique Lhuilier, psychologue du travail et professeure émérite au Conservatoire national des arts et métiers, également codirectrice de l'ouvrage.
Ainsi, avant d'être éventuellement cause d'absentéisme, l'usage de SPA permet d'être présent. Tant que le salarié fait le job, et que les moyens qu'il mobilise ne portent pas atteinte à l'image de son entreprise, les directions ont tendance à fermer les yeux. "Certaines commencent à comprendre que cet avantage à court terme finit par coûter cher quand des salariés bien formés explosent en vol, note néanmoins Michel Hautefeuille. Mais elles ne peuvent pas reconnaître qu'elles sont elles-mêmes vecteurs de pathologies." Au contraire, leur ignorance de la réalité, la mise en responsabilité du salarié et l'adoption de mesures de prévention tendent à les exonérer de toute implication.
Et ce ne sont pas les politiques publiques "guidées par des principes sécuritaires et sanitaires", prévient Gladys Lutz, qui peuvent favoriser une approche des usages en lien avec le travail. Ainsi, si le plan santé au travail 2016-2020 réserve une place à la formation à "l'analyse des situations de travail susceptibles de favoriser des pratiques", il aborde la question en termes de conduites addictives et dans une optique de réduction des consommations et d'accompagnement des personnes. Quant à l'expérimentation menée sur le sujet par l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail, selon Olivier Liaroutzos, chargé du dossier, "elle s'inscrit dans une perspective de sensibilisation aux risques des usagesL'accent sera mis sur les incidences des addictions sur le travail : production, performance, assiduité... Et sur les ressources de l'entreprise, tels des aménagements horaires, pour prendre en charge les salariés concernés". Enfin, la dernière réforme de la médecine du travail, qui donne aux employeurs la possibilité de définir des postes à risque, et un récent arrêt du Conseil d'Etat leur permettant de pratiquer des tests salivaires semblent conduire vers un renforcement de la logique de dépistage.
- 1
Projet PrevDrog-Pro, commandé par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, rapport final, septembre 2014.
Se doper pour travailler, Renaud Crespin, Dominique Lhuilier et Gladys Lutz (dir.), Erès, 2017.