Quel « dialogue social » pour les travailleurs des plateformes ?
Dès 2022, il est prévu que les chauffeurs et livreurs dont l’activité dépend des plateformes numériques élisent leurs représentants, selon le projet de loi adopté le 29 septembre en première lecture à l’Assemblée nationale. L’exécutif entend par ce moyen maintenir leur statut « d’indépendants », en allant contre la jurisprudence favorable à la requalification en contrat de travail.
La parade du gouvernement pour maintenir coûte que coûte le statut d’indépendants des travailleurs des plateformes numériques est toute trouvée : le… dialogue social. L’exécutif mise en effet sur la négociation collective pour assurer un minimum de protection sociale et de droits aux conducteurs de voiture de transport avec chauffeur (VTC) et livreurs à vélo ou moto. Ainsi, dès 2022, il est prévu que soient organisées des élections pour désigner leurs représentants, choisis parmi les collectifs de travailleurs ou les centrales syndicales. Une Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe) est également créée, qui sera notamment chargée d’organiser le scrutin.
A contre-courant de la jurisprudence
Voilà ce que contient le projet de loi adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 29 septembre, ratifiant l’ordonnance du 21 avril 2021 relative « aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes ».
Dans son étude d'impact, l'objectif est clairement affiché : il s’agit de « limiter les risques de requalification de leur contrat commercial [celui des travailleurs des plateformes, NDRL] en contrat de travail, en tirant les conséquences des arrêts de la Cour de cassation Take Eat Easy du 28 novembre 2018 et Uber du 4 mars 2020 ». Ce dernier arrêt édicte en effet que « le statut de travailleur indépendant de Monsieur F. était fictif et que la société Uber BV lui avait adressé des directives, en avait contrôlé l'exécution et avait exercé un pouvoir de sanction ».
Pourtant, face à des jurisprudences comparables, nos voisins européens s’adaptent tout autrement. Dernier exemple en date : depuis août, en Espagne, la loi impose aux plateformes de livraison de repas de reconnaître la présomption de salariat. Le Parlement européen a aussi recommandé que soit appliquée, sur le Vieux Continent, la « présomption réfrangible d’une relation de travail, conjuguée à un renversement de la charge de la preuve concernant le statut professionnel » dans une résolution adoptée le 16 septembre, certes sans valeur contraignante.
Tiers statut discriminatoire
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette tentative française de régulation sociale par le dialogue ne fait guère d’adeptes, tant elle maintient un « entre-deux » que beaucoup considèrent préjudiciable : « Nous voulons être indépendants, mais réellement, en négociant le tarif des courses, en choisissant notre clientèle, notre temps de travail, indique Brahim Ben Ali, secrétaire général de l’intersyndicale nationale VTC, représentant près de 2 000 chauffeurs Uber. La présomption de salariat serait une clé de sécurité, en cas d’abus. Par exemple, si je me fais déconnecter comme un malpropre ! Aujourd’hui Uber peut stopper la collaboration sans justification et sans préavis. En réalité, cela équivaut à une rupture de contrat de travail, mais sans aucune contrainte, ni justification. »
L’avocat Jérôme Giusti, qui défend 300 chauffeurs Uber engagés dans une procédure aux prud’hommes pour obtenir la requalification de leur statut en salarié, annonce son intention de saisir le Conseil constitutionnel pour dénoncer cette nouvelle législation, avec les parlementaires qui y sont défavorables. « Cela crée une brèche dans le droit du travail, un tiers statut discriminatoire, argumente-t-il. On ne reconnaît pas de droits sociaux par la loi à ces travailleurs, contrairement aux autres, mais seulement la possibilité de négocier. » De son côté, Michel Miné, professeur titulaire de la chaire de droit du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) y voit « une espèce de copier-coller de ce qui existe pour les salariés avec des élections de représentants, et qui s’inscrit dans la logique du transfert de la loi vers la négociation collective amorcée par la loi Travail de 2016 ». Et de souligner : « C’est sans précédent en France. »
Rapport de force déséquilibré
Aussi, chez certains syndicalistes, les inquiétudes se font vives. Alexandra Abadie, secrétaire nationale de la CGT du ministère du Travail, craint « un rapport de force défavorable pour les travailleurs, dont beaucoup sont particulièrement précaires, qui empêcherait l’obtention d’avancées ». « Il n’y a qu’à voir comment cela se passe aujourd’hui : pour espérer avoir un revenu décent, il faut qu’ils soient entièrement à disposition des plateformes à longueur de journées », observe-t-elle. Sans parler des mineurs ou sans-papiers, encore plus vulnérables, qui sous-louent des comptes : un travail dissimulé peu contrôlé par les plateformes. « Au mieux, les travailleurs des plateformes obtiendraient des garanties a minima alors qu’ils devraient bénéficier de garanties pleines, c’est-à-dire de tout le Code du travail, comme la durée maximale de travail ou l’amplitude horaire », renchérit son collègue à la CGT du ministère du Travail, Bastien Charbouillot.
Cheval de Troie sur la scène européenne
« Le parti d’Emmanuel Macron, fan du modèle Uber, abandonne la population issue des banlieues discriminée sur le marché du travail, avec un statut de soi-disant indépendant qui les précarise », constate amèrement Arthur Hay, secrétaire général CGT des coursiers à vélo de Gironde. Cet ancien livreur Deliveroo a fait le choix de travailler au sein d’une coopérative. C’était une préconisation avancée par Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, dans son rapport remis au Premier ministre en décembre 2020 : il proposait de rendre obligatoire le recours à une tierce partie coopérative ou à une société de portage pour salarier le travailleur d’une plateforme, selon certaines conditions ; et recommandait l’organisation d’élections syndicales.
Mais, las, l’exécutif n’a retenu que ce dernier point. Avec ce projet de loi, il entend créer un précédent qui sera proposé comme modèle quand la France prendra la présidence du Conseil de l’Union européenne, à partir du 1er janvier 2022. Elisabeth Borne, ministre du Travail, l’a admis lors de son audition devant les sénateurs de la mission d’information sur l’uberisation de la société, le 21 septembre. Lesquels, dans leur rapport rendu public le 29 septembre, ont dénoncé le « management algorithmique », source de stress. Déterminant important des conditions de travail, celui-ci pourra-t-il être abordé dans les négociations à venir ? Rien n’est moins sûr. Il faudra attendre une prochaine ordonnance pour connaître les thèmes ouverts au dialogue social.