Quel rôle pour les infirmières de santé au travail ?
Renforcer le rôle des infirmières pour pallier le manque de médecins du travail ? Marie-Christine Cabrera Limame, infirmière et syndicaliste du SNPST, y met des conditions. Pour le médecin du travail Bernard Salengro, de la CFE-CGC, ce n'est pas la solution.
Face à la pénurie à venir de médecins du travail, le gouvernement préconise un nouveau partage des tâches entre ces derniers et les infirmières de santé au travail. Qu'en pensez-vous ? Comment envisagez-vous une articulation de l'activité de prévention entre ces deux professions ?
Marie-Christine Cabrera Limame : Le Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST) soutient depuis longtemps un projet d'équipe médicalisée associant le médecin du travail, l'infirmière de santé au travail (IST), la secrétaire assistante et les intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP). Cela suppose de débattre du rôle et des missions confiés aux IST. En dehors du fait de gérer la pénurie, quelle vision de la santé au travail défendons-nous ? Quelle pratique professionnelle nous paraît la plus appropriée pour préserver la santé des salariés, tant au plan individuel que collectif ? Pour le dire autrement, serons-nous utiles socialement en cochant les cases de questionnaires de type Evrest1 ou en saupoudrant notre pratique d'un peu de métrologie, d'hygiène industrielle et de toxicologie, au risque de nous éparpiller et de nous éloigner de notre coeur de métier : la clinique ?
Les consultations infirmières recueillent de nombreuses informations sur les effets du travail sur la santé. Or ces données sont peu ou pas exploitées, en ce qui concerne aussi bien les personnes que les populations. Une coopération orientée vers la clinique entre le médecin et l'infirmière, qui ont une culture, des valeurs communes de soignants, contribuera à l'accompagnement des personnes en souffrance et à une meilleure connaissance du triangle salarié-travail-santé. On ne sera plus dans un schéma d'experts apportant la bonne parole au salarié démuni, mais dans la coconstruction d'une prévention avec le salarié acteur de sa propre santé. Mais cela implique de travailler en équipe, ce qui nécessite des moyens : formations, temps d'échanges, outils adaptés.
Bernard Salengro : Vous faites bien de préciser dans votre question "pénurie à venir", car si tous les médecins du travail étaient à temps plein aujourd'hui, il y en aurait trop. Selon les chiffres du ministère du Travail, la moitié seulement est à temps plein ! Quelle autre profession est dans ce cas ? C'est dire le caractère manipulateur du prétexte de pénurie. Il faut dix ans pour faire un médecin du travail. Il est encore temps. Mais il faut pour cela améliorer l'attractivité de ce métier et assouplir l'acquisition et le changement de spécialisation. On ne peut pas dire que l'université nous ait beaucoup aidés !
Au sujet de la proposition de transférer l'activité de diagnostic des médecins sur les infirmières, cela se comprend facilement pour des raisons économiques et stratégiques, étant donné le statut moins protégé de ces dernières. Actuellement, il y a sans conteste besoin de professionnels en plus des médecins : des auxiliaires administratifs, des kinésithérapeutes, des ergonomes, des psychologues, des assistantes sociales, etc. Mais les infirmières ne sont pas une priorité, hormis dans certaines entreprises où des soins peuvent être nécessaires.
Pensez-vous qu'un renforcement du rôle des infirmières de santé au travail nécessite la création d'un statut spécifique garantissant leur indépendance professionnelle ? Doivent-elles dépendre hiérarchiquement des médecins ?
B. S. : Vous prenez pour acquis le remplacement des médecins par les infirmières. Mais si nous sommes réticents, c'est justement parce qu'elles n'ont pas le statut protecteur des médecins du travail et qu'elles n'ont pas non plus une formation qui leur permette d'émettre un diagnostic. Sinon, elles auraient appris la séméiologie2 et les pathologies au niveau d'exigence d'un médecin ! D'ailleurs, l'article R. 4311-5 du Code de la santé publique sur l'activité infirmière prévoit des actes, des soins, mais pas le diagnostic qui est le coeur de métier et la justification de la profession de médecin. Or l'écoute des salariés sans diagnostic ne nous paraît pas adaptée. Pour remplacer les médecins, soit on passe à un rang inférieur de compétences, avec des "officiers de santé", soit on exige des études médicales, incontournables pour la pratique du diagnostic, et un statut garantissant l'indépendance professionnelle et le secret médical.
La négociation avec le Medef sur ce sujet n'est pas terminée. La CFE-CGC y réclame des professionnels concourant au même objectif exclusif que le médecin du travail : la protection des salariés face aux risques professionnels. Avec la même éthique et indépendance. Une indépendance qui n'est pas toujours garantie. Les cas d'IPRP en cours de licenciement actuellement occupent nos juristes et nous rappellent la brûlante actualité du problème. C'est pour cela que la CFE-CGC a réclamé et obtenu que la gouvernance des services de santé au travail soit abordée dans le cadre de la négociation avec le Medef, afin de trouver les conditions d'une réelle indépendance.
M.-C. C. L. : Visiblement, Dr Salengro, vous méconnaissez la culture infirmière, notamment le diagnostic infirmier, enseigné et reconnu depuis longtemps ! Quant à l'indépendance, encore faut-il que les médecins eux-mêmes l'exercent... Qu'il s'agisse de services d'entreprise ou interentreprises, les professionnels de santé au travail subissent des pressions pour ne pas déclarer les accidents du travail ou les maladies professionnelles, pour prescrire au salarié des examens non consentis librement ! Il faudrait repenser plus largement cette question de l'organisation de la médecine du travail, sa gouvernance et son financement, en dégageant les professions de la santé au travail de la tutelle des employeurs. Cela dit, dépendre techniquement du médecin du travail est une protection pour les infirmières : nous partageons des valeurs communes, éthiques et déontologiques.
Dans la mesure où leur métier va changer, faut-il compléter la formation des infirmières de santé au travail ? Si oui, dans quels domaines ?
M.-C. C. L. : D'abord, il faudra rendre obligatoire une formation commune à toutes les IST, comme la licence santé-travail, afin que nous ayons un socle partagé de connaissances. Au même titre que les étudiants en médecine du travail, nous avons besoin d'une formation initiale identique et généraliste, afin de connaître l'entreprise, les institutions, mais aussi les risques professionnels et les effets du travail sur la santé.
Ensuite, il nous faut affiner par la clinique du travail notre perception des relations entre salarié, travail et santé : la polyvalence, la mobilité, les réorganisations permanentes fragilisent les personnes et les services, en rendant moins visible le travail réel. Avec l'individualisation des salariés, leur évaluation permanente et la destruction des collectifs de travail, la souffrance au travail est un thème de consultation infirmière en nette augmentation. L'entretien infirmier n'est pas un but en soi, mais un moyen de redonner au salarié des marges de manoeuvre en facilitant l'élaboration de son vécu. La rédaction de monographies permet de garder une trace de l'histoire individuelle et collective. Tout cela s'apprend ! Soit par le biais de la formation continue professionnelle, soit par compagnonnage avec les médecins du travail ou au sein de groupes d'analyse des pratiques professionnelles entre pairs.
B. S. : Ma réponse est identique à la précédente. Pour faire face à l'analyse à la fois médicale et ergonomique de la situation de chaque travailleur, il faut des études permettant d'émettre un diagnostic médical et ergonomique et de faire des propositions d'adaptation pour le salarié en situation. Cela peut être réalisé par des infirmières qui auraient suivi les études permettant de poser ce type de diagnostic. Bref, des médecins du travail au tarif d'infirmières et sans indépendance garantie ! Ce n'est pas cela que nous réclamons : nous réclamons la formation de médecins en nombre suffisant pour sortir de cette situation malthusienne de la pratique médicale. Même l'Europe, dans son dernier livre vert, reconnaît qu'il manque des médecins.
Au vu du projet du gouvernement, certains médecins craignent de ne plus pouvoir mener le travail d'écoute et de suivi des salariés qui leur a permis de faire le lien entre certaines atteintes et l'organisation du travail. Qu'en pensez-vous ?
B. S. : Ces médecins ont raison de craindre pour la richesse de leur pratique, fondée sur ce travail d'écoute dans le cadre des consultations combiné à la connaissance ergonomique concomitante des conditions de travail. L'atteinte de l'un de ces deux versants de l'activité appauvrira le service aux salariés. En revanche, il y a indéniablement des visites médicales sans intérêt, comme la visite tous les six mois pour ceux qui travaillent de nuit. Cela ne modifie en rien le caractère pathogène du travail de nuit. La CFE-CGC préconise de voir tous les salariés tous les deux ans au titre des visites régulières, en sus des autres visites spontanées, et de celles liées à l'embauche ou à la reprise du travail. Il faudrait déconnecter la déclaration en surveillance médicale renforcée de la fréquence des visites qui "embolisent" les services de santé d'une pseudo-activité. Plutôt que de réaliser des pseudo-consultations pour faire semblant et moins cher, il semble plus adapté de revoir la fréquence et la justification de certaines visites.
Je ne voudrais pas terminer sans signaler l'aspect pervers de ces consultations réalisées par des infirmières, qui sont essentiellement une réponse de certains directeurs de service aux entreprises, afin de les rassurer pour qu'elles continuent à verser leurs cotisations. En renforçant l'aspect médicalisé des visites, cette pratique donne raison à ceux qui veulent sous-traiter l'aspect médical au médecin de ville et l'aspect ergonomique aux IPRP.
M.-C. C. L. : La clinique médicale est au coeur du métier de médecin du travail. Et l'infirmière de santé au travail, après une formation adaptée et dans le cadre d'un travail coopératif avec le médecin, est à même d'enrichir la clinique. Mais pas si on ne retient que la clinique médicale, qui par définition ne concerne que le médecin ! La clinique infirmière est spécifique : clinique du quotidien, de la proximité, des petits pas. Elle se construit dans la durée, ce qui soulage le médecin des demandes que l'infirmière aura pu régler. Nos cliniques sont différentes et complémentaires, puisque nous avons deux métiers, deux formations, deux regards différents. Ce qui importe, en fin de compte, ce sont les échanges entre le salarié et le médecin ou l'infirmière dans un premier temps, entre les différents professionnels de santé au travail dans un deuxième temps, puis l'ouverture et la mise en visibilité avec le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), les ressources humaines, l'assistante sociale et les consultants extérieurs. Médecins psychiatres et infirmiers psychiatriques coopèrent au service des patients : sortons des corporatismes archaïques pour travailler en équipe !