Quelle place pour la santé au travail dans le CSE ?
La dissolution du CHSCT dans le comité social et économique nourrit des craintes chez les acteurs de la santé au travail. Experts agréés, David Mahé, François Cochet et Nicolas Bouhdjar livrent leur analyse respective et donnent quelques conseils.
Le gouvernement considère que la fusion des instances représentatives du personnel dans un comité social et économique (CSE) améliorera la qualité du dialogue social parce qu'elle permettra de traiter tous les sujets - économie, social, santé au travail - dans un seul lieu et avec les mêmes interlocuteurs. Mais n'y a-t-il pas un risque de subordination des questions de santé au travail aux questions économiques et sociales ?
David Mahé : Dans le CSE les partenaires sociaux vont dialoguer sur les questions de santé au travail en ayant une vision globale des projets de l'entreprise. Ils seront mieux armés pour traiter ces problématiques s'ils connaissent et comprennent les contraintes d'un marché, le sens d'une stratégie, les conséquences d'une organisation du travail, les priorités d'une politique managériale ou les moyens mobilisés pour apaiser des relations conflictuelles ou des situations stressantes.
Le gouvernement veut donner une chance à la négociation au sein de l'entreprise. C'est plutôt une bonne idée, notamment si un dialogue proche du terrain et des préoccupations des salariés fait émerger des solutions adaptées aux situations spécifiques de chaque entreprise.
Toutefois, il est possible que, dans l'agenda social de l'entreprise, le sujet de la santé au travail apparaisse comme moins prioritaire ou moins urgent. On peut surtout craindre qu'il ne se passe pas grand-chose dans les prochains mois et que le délai de mise en place de ces nouvelles instances - jusqu'à fin 2019, voire dans certains cas 2020 - ne se traduise par un gel de certaines actions. Enfin, il faudra être vigilant pour que les situations de travail concrètes qui enrichissent les politiques de santé soient bien traitées par des acteurs de proximité.
François Cochet : Travaillant depuis longtemps avec les CHSCT, je peux témoigner des efforts qu'ils ont dû engager pour que les questions de santé soient prises en compte, ne serait-ce qu'un peu, dans les projets des entreprises. Croire qu'il suffira de réunir les instances pour que l'économique et le social se réconcilient spontanément est donc illusoire. Il s'agit plutôt d'un combat dont l'issue n'est pas écrite d'avance.
Pour moi, trois éléments permettront que le CSE s'empare des questions du travail. Tout d'abord, la place réservée sur les listes aux candidats issus du CHSCT sera fondamentale pour ne pas perdre l'acquis des connaissances de ces militants. Ensuite, la constitution des ordres du jour sera déterminante. Le risque est en effet d'aborder en premier les sujets "de type comité d'entreprise", puis les sujets "de type CHSCT" s'il reste du temps ! Une alternance des thèmes serait donc préférable. Enfin, il faudra éviter que le chef d'entreprise ne se défile en déléguant au DRH la présidence de l'instance dès qu'on évoquera les questions de conditions de travail. Si toutes ces conditions sont remplies, et en particulier au niveau des CSE centraux, le risque de "maltraitance" des questions de santé au travail pourra être réduit.
Nicolas Bouhdjar : Le premier problème, c'est le maillage de ces nouvelles instances. Il n'y a pas tant fusion que disparition des représentants du personnel les plus proches du terrain et du travail réel : les délégués du personnel et les élus du CHSCT. Or, pour les réclamations qui relèvent du quotidien ou les débats qui concernent la prévention des risques professionnels, il est essentiel d'avoir des élus de proximité. Le second problème, c'est la réduction des moyens, à travers le nombre d'élus et d'heures de délégation, qui accompagne cette restructuration des instances.
S'il s'agissait de favoriser le dialogue social en agglomérant dans une même instance l'ensemble des sujets, pourquoi fallait-il que la réforme limite à 60 heures le temps de réunion annuel qui ne sera pas décompté des heures de délégation ? Dans ces conditions, il faudra que les élus fassent un tri encore plus sélectif qu'aujourd'hui pour prioriser les questions à aborder au sein de la nouvelle instance. Car oui, effectivement, dans un contexte où la menace sur l'emploi est présente dans nombre d'entreprises, on peut craindre que la santé au travail soit reléguée au second plan.
Pensez-vous que les moyens attribués au futur CSE sont suffisants ? Par ailleurs, les nouvelles règles du recours à l'expertise vont-elles selon vous améliorer ou non la prise en charge des questions de santé et de conditions de travail par les élus du personnel ?
N. B. : La prise en charge des questions de santé est menacée d'abord par le risque d'éloignement de l'instance vis-à-vis du travail réel. Alors que les élus devront aborder davantage de questions et remplacer le CHSCT et les délégués du personnel sur différents sites de production, il n'y a par exemple aucune avancée sur leurs temps de déplacement, qui demeureront décomptés des heures de délégation. La prise en compte des conditions de travail est menacée également parce qu'elle risque d'être confinée dans une commission à part, dépourvue d'une personnalité morale1
Les nouvelles conditions de recours à l'expertise complètent ce tableau. L'obligation pour le CSE de financer partiellement l'expertise pour projet important [voir "Repère" page suivante] réduira mécaniquement le nombre des recours, tout en accroissant les inégalités entre les élus des petites et des plus grandes entreprises. Surtout, les délais imposés, notamment en cas de risque grave - deux mois en l'absence d'accord avec l'employeur -, vont compromettre la qualité et donc l'utilité des expertises. Imagine-t-on réaliser une expertise en quelques semaines juste après un suicide ou une catastrophe industrielle ? C'est pourquoi notre association, l'Adeaic [Association des experts agréés et intervenants auprès des CHSCT], a décidé d'attaquer ces délais devant le Conseil d'Etat.
D. M. : Au-delà du cadre légal qui fixe des minima, les moyens du CSE peuvent faire l'objet de négociations, notamment pour organiser le fonctionnement de ces instances et allouer plus précisément leurs ressources. Certes, les élus seront moins nombreux, mais la question de leurs heures de délégation reste un sujet de discussion ouvert. Par ailleurs, les moyens d'agir ne sont pas que financiers. Les compétences aussi sont importantes. C'est la raison pour laquelle la formation des élus au sein de ces nouvelles instances me semble être un point essentiel.
Sur le sujet de l'expertise, je rejoins le point de vue de Nicolas Bouhdjar. Je pense que les nouvelles règles, notamment le cofinancement, les contraintes de délai de réalisation ou encore les motifs de recours, vont dissuader les décideurs d'utiliser cet outil.
Mais cette baisse probable des expertises ne veut pas dire que la santé au travail sera maltraitée. Car il ne faut pas oublier que les obligations légales des entreprises sont inchangées et que l'expertise n'était déjà qu'un des nombreux leviers de prise en compte des questions de santé et de conditions de travail. Beaucoup d'entreprises font des évaluations des risques psychosociaux ou des études des impacts humains sans passer par l'expertise. Elles signent des accords dans le domaine de la qualité de vie au travail, lancent des programmes de formation ou déploient des dispositifs de soutien psychologique ou de gestion de crise.
F. C. : Les nouvelles règles de l'expertise ont voulu enfermer nos missions dans un carcan procédural sur l'accès à l'information, sur les délais, sur le contentieux. Au risque de faire complètement perdre de vue l'intérêt d'une expertise : un diagnostic réalisé par un professionnel, un appui aux propositions des représentants du personnel, l'occasion de traiter à fond des questions difficiles. Les conditions de travail des experts seront dégradées et ceux-ci vont devoir s'adapter.
Mais à trop mettre l'accent sur ces difficultés, il ne faudrait pas susciter le découragement des élus du personnel, ce qui serait le plus sûr moyen de "tuer" l'expertise. Rappelons tout d'abord que les règles en matière d'information et de délai sont supplétives. Il est donc possible de faire mieux par accord majoritaire. Nous conseillons aux syndicats qui négocient la mise en place des CSE d'intégrer ces questions afin d'obtenir un meilleur cadre pour les expertises.
Et concernant le financement des expertises relatives aux projets importants ayant un impact sur les conditions de travail, le gouvernement a clairement reculé en indiquant que l'employeur continuerait d'en payer l'intégralité lorsque "le budget de fonctionnement du CSE est insuffisant pour couvrir le coût de l'expertise".
Quels conseils donneriez-vous aux futurs élus du CSE pour remplir le plus efficacement possible leur mission dans le domaine de la santé au travail ?
F. C. : Commencez par le plus facile en allant vous former ! La rédaction finale des ordonnances a levé toute ambiguïté : tous les membres du CSE peuvent aller en formation santé et sécurité au travail à la charge de l'employeur. Ensuite, négociez ! Des éléments déterminants tels que les attributions de la commission santé, sécurité et conditions de travail et la mise en place de représentants de proximité dépendent entièrement de la conclusion d'un accord majoritaire. Evidemment, certains employeurs ne vont rien négocier et feront tout pour éloigner les élus du terrain, et en particulier des questions du travail.
Mais nombre de DRH ne sont pas favorables à la disparition des délégués du personnel, qui leur permettent de savoir ce qui se passe au plus près des situations de travail et d'apporter les corrections nécessaires avant que les problèmes ne s'aggravent. Bien sûr, le contexte est compliqué pour les syndicats. Mais partir battu d'avance est le plus sûr moyen d'ouvrir un boulevard à des régressions sociales qui ne sont pas partout certaines.
N. B. : Affirmer comme David Mahé que les dispositifs mis en place par les seules directions peuvent se substituer à ceux que sollicitent les représentants du personnel, c'est oublier que la santé au travail est un sujet de controverse : on ne peut pas la protéger sans en débattre. Un conseil serait donc de tenter de préserver les conditions de ce débat social sur le travail réel, qui nécessite pour les élus de la proximité et du temps.
Dans la négociation sur la mise en place des CSE, même si les conditions de conclusion des accords d'entreprise sont inégales, même si l'on combat l'inversion de la hiérarchie des normes, il faudra tenter, comme l'indique François Cochet, de ménager des marges de manoeuvre et une place significative pour la santé au travail. Ce peut être en sanctuarisant du temps pour les déplacements des élus, en retirant le délai maximal pour les expertises pour risque grave, ou encore en fixant les exigences d'une formation sur la santé au travail pour tous les membres du CSE.
D. M. : J'inviterais les élus du CSE, d'une part, à maintenir une compétence forte en santé au travail, d'autre part, à imposer l'instance comme le véritable lieu de dialogue sur le travail. Se saisir de ce sujet, c'est comprendre le travail lui-même, les risques qui peuvent détériorer la santé des salariés, les facteurs de protection qui contribuent à leur bien-être et à leur efficacité. Si de bonnes conditions de travail sont essentielles, améliorer le sens, le sentiment d'utilité, la fierté ou le plaisir est aussi un levier pour mieux vivre le travail et ses transformations. Or beaucoup reste à faire dans ce domaine.
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La création d'une commission santé, sécurité et conditions de travail est obligatoire dans les entreprises ou établissements de plus de 300 salariés ou à risque. Elle peut être mise en place par accord lorsque l'effectif est compris entre 50 et 299 salariés. Emanation du CSE, elle ne peut pas décider seule d'une expertise ni agir en justice directement.