Quelle réforme pour la réparation des accidents du travail ?
La loi de 1898 sur la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles devrait être modifiée cette année. Mais il reste difficile de prédire si cela constituera une réelle amélioration pour les victimes. Voici les clés de compréhension de la réforme envisagée.
L’affaire n’a pas fait de bruit, et pourtant c’était un événement. A la fin de l’année dernière, la vieille loi de 1898 sur les accidents du travail a bien failli être réformée. « Enfin ! », serait-on tenté de dire, tant la réparation des risques professionnels paraît aujourd’hui obsolète au regard des évolutions juridiques en matière d’indemnisation des dommages corporels dans le droit civil. A ceci près que la réforme présentée au Parlement par le gouvernement, transcrite dans l’article 39 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), n’aurait pas présenté le progrès social attendu, aux yeux des organisations syndicales et des associations de victimes. Sur proposition du rapporteur de la loi pour la partie accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP), le député LFI de la Somme François Ruffin, et de parlementaires de la majorité, dont Didier Le Gac, président du groupe d’étude « Amiante » de l’Assemblée nationale et député Renaissance du Finistère, le ministre du Travail – à l’époque Olivier Dussopt – a retiré l’article 39 en question.
Pour autant, la réforme est loin d’être abandonnée car elle était censée retranscrire une partie de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 15 mai 2023 relatif aux AT-MP. Elle devrait donc réapparaître très vite, soit sous la forme d’un projet de loi autonome, soit dans le cadre du prochain PLFSS. Compte tenu de la complexité d’un sujet éminemment technique, il est fondamental de comprendre les mécanismes juridiques à l’œuvre pour éviter de sérieuses déconvenues. En effet, selon les dispositions qui seront finalement retenues, le changement pourra constituer un réel progrès de justice sociale pour les victimes des risques professionnels ou, au contraire, un recul historique destiné à contrer des évolutions récentes et inévitables de la jurisprudence.
Le compromis social de 1898
L’objet juridique dont il est question ici relève de l’une des questions les plus techniques du droit de la Sécurité sociale, voire du droit civil de l’indemnisation du dommage corporel : celle de la nature juridique de la rente AT-MP. Pour tenter d’expliquer de la manière la plus claire qui soit cette question, il faut revenir à la loi du 9 avril 1898 concernant le départage des responsabilités dans les accidents du travail. Alors que la révolution industrielle faisait des dégâts humains d’ampleur, il a fallu dix-huit ans au législateur pour parvenir à une loi indemnisant les accidents du travail, alors que le droit civil de la responsabilité ne le permettait pas. Cette loi repose ainsi sur un compromis social, un « deal en béton ».
En résumé, le patronat concède que l’ouvrier ne devra pas rapporter la preuve, impossible, de ce que l’accident est survenu par la faute de l’employeur : il bénéficie d’une présomption, d’une reconnaissance facilitée du caractère professionnel de l’accident. En échange, l’ouvrier ne reçoit qu’une réparation forfaitaire et le patron est protégé par une immunité civile : sa responsabilité ne peut pas être engagée devant les tribunaux. C’est cette réparation forfaitaire qui est aujourd’hui mise en question.
Indemniser le seul préjudice économique
Elle a été conçue à l’origine comme devant venir compenser ce que l’on qualifierait aujourd’hui de préjudice économique de la victime de l’accident ou de ses ayants droit, c’est-à-dire les pertes de gains et de capacité de gains. Comment ? Au moyen d’un taux d’incapacité reconnu à la victime à raison de ses séquelles permanentes. Aujourd’hui encore, si ce taux est inférieur à 10 %, la victime se voit seulement servir un capital, unique. S’il est égal ou supérieur à ce seuil, elle bénéficie d’une rente viagère qui équivaut au taux multiplié par le salaire.
De quoi le terme de forfaitaire est-il le nom ? Il signifie que toutes les victimes sont indemnisées de la même façon quels que soient leur âge, leur situation personnelle. Seul le salaire fait office de variable d’ajustement, la rente en constituant un pourcentage. Il est complètement indifférent que la victime ait mal, qu’elle ne puisse plus jardiner ou faire la vaisselle, tenir ses enfants dans ses bras, que l’accident ou la maladie lui occasionne une souffrance psychique. La réparation forfaitaire ne fait pas cas des individualités, des histoires personnelles, des parcours de vie. Les victimes peuvent néanmoins bénéficier d’une amélioration de leur indemnisation en cas de faute inexcusable de l’employeur ou FIE (voir encadré).
Empêcher la double indemnisation
Il peut arriver, parfois, que le risque professionnel que subit la victime puisse recevoir, en même temps, une autre qualification juridique, laquelle ouvre cette fois droit à une réparation intégrale. C’est le cas, notamment, lorsque l’accident du travail est aussi un accident de la circulation avec un tiers responsable ou encore lorsque la maladie professionnelle peut être indemnisée par le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA). Dans ce cas, tout se complique, car la victime a déjà perçu une indemnisation par la Sécurité sociale. Comment gérer le fait qu’elle doit en percevoir une autre de la part du responsable du dommage, ou de son assureur, ou du fonds qui en a la charge ?
Si le droit français tend à ce que tout le dommage soit indemnisé, il ne saurait admettre qu’il le soit deux fois. Aussi, sous un nom un peu barbare, la loi organise « le recours subrogatoire des tiers payeurs » qui doit permettre à la caisse de Sécurité sociale de récupérer auprès du responsable les sommes qu’elle a déjà versées à la victime, qui ne les percevra donc pas deux fois. Dans ce cadre, encore faut-il pouvoir identifier ce que représente ces sommes et déterminer quels préjudices elles indemnisent.
Le déficit fonctionnel permanent
En conséquence, s’est posée la question de savoir ce que recouvrait la rente AT-MP. Saisie de la question, la 2e chambre civile de la Cour de cassation a considéré en 2009 que cette rente – qui n’avait jamais eu vocation à indemniser autre chose que des préjudices économiques – indemnisait également un poste de préjudice personnel : le « déficit fonctionnel permanent » ou DFP. Pour les victimes de dommage corporel, le DFP vise à indemniser à la fois l’atteinte physique objective, la douleur qu’elle a occasionnée et le bouleversement dans les conditions d’existence. Ce que la rente n’avait jamais indemnisé.
Alors comment les juges avaient-ils pu en arriver à cette solution ? Il faut trouver l’explication dans le fait que certaines maladies professionnelles se déclenchent bien après que le salarié est entré en retraite. C’est le cas, notamment, pour les maladies liées à l’amiante, qui peuvent parfois ne se déclarer que trente à quarante ans après la fin de l’exposition. En ce cas, même si c’est discutable, les juges ont considéré qu’il n’y avait pas de préjudice économique, pas de perte de gains pour la victime dont la carrière avait déjà pris fin. Si la rente n’indemnisait pas le préjudice économique, c’est qu’elle devait indemniser autre chose. Cet autre chose, c’était « nécessairement » le DFP. CQFD ! La rente empruntait alors une nature duale : à la fois la réparation d’un préjudice économique et d’un préjudice personnel.
Cette solution était particulièrement critiquable. Elle était fausse historiquement parce que le compromis de 1898 prévoyait seulement la compensation de la perte de gains et de capacité de gains, fausse également quant aux conditions d’attribution et de calcul de la rente et contraire à la justice sociale. Ainsi, si l’on admet qu’un taux d’incapacité multiplié par un salaire indemnise la souffrance subie par la victime, cela revient tout simplement à considérer que la souffrance du cadre vaut plus que celle de l’ouvrier.
Les cours d’appel font de la résistance
Entre 2009 et 2023, ce sont en conséquence de très nombreuses critiques qui ont été formulées par la doctrine, de très nombreux contentieux qui ont été menés, avec une Cour de cassation qui ne voulait pas revenir sur sa position. Or, à la faveur d’un arrêt de résistance de la cour d’appel de Nancy, en 2022, l’affaire a été renvoyée devant la formation la plus solennelle de la Cour de cassation : son assemblée plénière. Il s’agissait d’un mineur de Lorraine qui s’était vu diagnostiquer un cancer bronchopulmonaire en mai 2012 et s’était éteint en novembre de la même année. Les juges du fond avaient reconnu la faute inexcusable de l’employeur et alloué 70 000 euros à la famille du mineur au titre des souffrances tant physiques que psychologiques qu’il avait endurées entre le diagnostic et le décès. La 2e chambre civile de la Cour de cassation avait estimé que le juge ne pouvait accorder ces réparations, puisqu’elles étaient déjà prises en charge au titre du DFP par la rente de la victime, à laquelle celle-ci avait eu droit de son vivant. Ce n’était pas l’avis des juges de Nancy qui avaient eu à connaître à nouveau de l’affaire.
Cela n’a pas été non plus l’avis de l’assemblée plénière qui, le 20 janvier 2023, signait un spectaculaire revirement de jurisprudence, déclarant que « désormais, la rente n’indemnise plus le déficit fonctionnel permanent ». Pour les victimes, cette décision représentait une véritable victoire sur deux plans. La victime d’une faute inexcusable de l’employeur pouvait dorénavant demander la réparation de son DFP au titre de ses préjudices complémentaires. De plus, en cas de recours de la caisse de Sécurité sociale, celle-ci ne pouvait plus imputer sa créance sur la rente au titre de ce poste de préjudice.
Un autre compromis
L’on ne pouvait que s’en féliciter ! Les juges du fond qui avaient à connaître d’affaires de faute inexcusable ont immédiatement commencé à faire droit aux demandes d’indemnisation du DFP présentées par les victimes ou leurs ayants droit. Les partenaires sociaux ont fait une lecture différente des arrêts de l’assemblée plénière. Dans l’ANI du 15 mai 2023, signé à l’unanimité des organisations syndicales et patronales, ils indiquent craindre que ces arrêts remettent en cause le compromis social de 1898. Rien que ça ! Et ils appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires « afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause ». Est également exprimée la volonté de profiter de l’accord pour améliorer la réparation forfaitaire pour l’immense majorité des victimes afin qu’elles « bénéficient d’une juste réparation ».
Pourtant, la « nature duale de la rente » évoquée dans l’ANI n’est pas une réalité historique découlant du compromis de 1898, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Il s’agit seulement d’une construction jurisprudentielle réalisée au XXIe siècle. A l’évidence, c’est la question du coût de la réparation du DFP, imputé aux employeurs condamnés au titre de la faute inexcusable, qui a certainement suscité des craintes au sein du patronat. Toutefois, le risque est relatif, au regard du nombre de procédures en faute inexcusable réellement engagées par les salariés ou leurs ayants droit. D’après les annexes au PLFSS, cela ne représentait que 1 666 cas pour 2023, pour un montant de 118 millions d’euros.
Le trompe-l’œil de l’article 39
Répondant à la demande des partenaires sociaux, le gouvernement a donc introduit dans le PLFSS pour 2024 un article 39 qui prévoyait d’inclure dans la loi la réparation du DFP, sans avoir à recourir à la faute inexcusable. La rente redevenait donc duale, constituée à la fois d’une part professionnelle classique doublée d’une part dite fonctionnelle – le fameux DFP – consistant en « une fraction du taux d’incapacité multipliée par une valeur de point d’incapacité fixée par un barème qui tient compte de l’âge de la victime ». Conséquence automatique, la faute inexcusable perdait le bénéfice des avancées de l’assemblée plénière de la Cour de cassation et, du même coup, voyait son potentiel d’incitation à la prévention nettement amoindri.
Les défenseurs de l’article 39 ont expliqué qu’il ne s’agissait pas d’une régression dans la mesure où toutes les victimes d’un risque professionnel avaient vocation à en bénéficier, pas seulement celles dont le dommage était dû à une faute inexcusable. Pour toutes celles qui bénéficiaient jusque-là d’une réparation forfaitaire, la réforme devait leur permettre de voir enfin leur DFP indemnisé. C’eût été une heureuse nouvelle si, à y regarder de plus près, les termes du projet associés aux projections chiffrées ne pointaient pas une dissonance.
Amélioration de la réparation pour toutes les victimes ? Non, les victimes se voyant reconnaître un petit taux d’incapacité ne devaient pas être concernées. Anecdotique ? Non, cela concerne 60 % des indemnisations tous les ans. L’immense majorité ne verrait donc aucun bénéfice. Amélioration pour les victimes bénéficiaires d’une rente ? Oui, mais à la marge. Les projections chiffrées précisées dans l’étude d’impact, en annexe 9 du projet du PLFSS, évoquaient 10 millions d’euros de fonds débloqués en soutien de cette évolution… Ce qui ferait une amélioration moyenne de 343 euros par an… pour les seules victimes bénéficiaires d’une rente. C’est maigre. Et le compromis apparaît par trop disproportionné.
A coût constant ?
Les organisations syndicales, elles-mêmes, ont estimé que les modalités de l’article 39 ne respectaient pas l’esprit de l’accord. En aucun cas, elles n’avaient apposé leur signature en faveur d’une régression du bénéfice de la faute inexcusable de l’employeur. Pour autant, l’affaire n’est pas close. Les partenaires sociaux sont à nouveau autour de la table au sein du comité de suivi de l’ANI, en prévision de sa future transposition dans la loi. Ils doivent essayer de trouver un compromis sur l’interprétation à donner. Et, la question de la rente y est centrale.
Deux possibilités s’offrent à eux. Ils peuvent choisir de réaffirmer la nature prétendument duale de la rente, déshabiller les victimes d’une faute inexcusable pour n’offrir que de faibles avancées aux autres victimes d’un risque professionnel. On pourrait alors imaginer que le projet d’article 39 enterré à l’automne soit ressuscité au printemps. Que ce soit en reprenant le texte tel quel, avec un objectif de réforme à coût constant, ou qu’il s’agisse de renégocier les barèmes qui s’appliquent actuellement pour fixer les taux d’incapacité, lesquels déterminent le montant des rentes.
Ou, au contraire, ils pourraient choisir de considérer que les excédents de la branche AT-MP (1,1 milliard d’euros en 2024) doivent permettre d’améliorer de façon effective et pas symbolique la réparation pour toutes les victimes. Soit remettre à plat la réparation des AT-MP, en la rapprochant, comme le souhaitent les magistrats, du droit civil de l’indemnisation des dommages corporels. Faire en quelque sorte le pari du progrès social pour des victimes que les entreprises n’ont pas su protéger et qui, souvent, payent le prix fort en termes de santé et de déclassement professionnel.