La QVT peut-elle changer le travail ?
La qualité de vie au travail (QVT) donne parfois lieu à des initiatives farfelues. Jean-Marie Gobbi, patron de Psya, Eloïse Galioot, ergonome chez Alternatives ergonomiques, et Matthieu Pavageau, directeur technique et scientifique de l'Anact, débattent des stratégies possibles.
Relaxation, école du rire, goûters surprises... Confrontées à des risques psychosociaux (RPS), les entreprises rivalisent d'inventivité pour proposer des actions qui n'ont rien à voir avec le travail et son organisation, lesquels sont pourtant la cause principale de la souffrance psychique. N'y a-t-il pas là une dérive en matière de qualité de vie au travail (QVT) ?
Jean-Marie Gobbi : Les initiatives que vous citez ne sont pas, à ce jour, les actions prioritairement mises en place par les DRH pour renforcer et améliorer la QVT. Même si elles sont souvent appréciées des salariés en raison de leur côté ludique et convivial, susceptible de faciliter les liens sociaux. Selon notre expertise, dans les entreprises, les ressources humaines privilégient la formation, notamment celle des managers, afin de sensibiliser et d'accompagner les encadrants pour qu'ils adoptent des postures professionnelles et relationnelles contribuant à la prévention des RPS.
Ces formations visent le plus souvent à développer les capacités des managers à gérer et prévenir les situations humaines sensibles en identifiant les liens entre travail, organisation, vie privée versus vie professionnelle, et en impulsant une dynamique ayant un impact important, favorable à une meilleure qualité de vie au travail. Cette stratégie est à même, également, de favoriser l'engagement de leurs collaborateurs.
Eloïse Galioot : Nous, au contraire, nous constatons que la prévention des RPS est souvent réduite à des actions se situant avant tout dans le registre de la détente, du bien-être, de l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, plutôt que dans celui de l'organisation du travail ou des pratiques professionnelles. La QVT est devenue, dans certaines entreprises, un instrument marketing pour attirer et garder des salariés dont le rapport au travail évolue. Les actions les plus concrètes et fréquentes sont tournées vers une prise en charge individuelle des salariés en difficulté, à laquelle on associe la formation du management. Quant aux actions plus collectives, elles prennent la forme de séminaires de cohésion d'équipe - rencontre sportive, escape game... -, davantage centrés sur l'amélioration des relations interpersonnelles que sur la résolution des problématiques du travail. Ces constats sont aussi pour nous le signe des difficultés des entreprises à intégrer la complexité du travail dans un système en perpétuelle transformation. Les goûters ou les espaces de relaxation semblent plus faciles à mettre en oeuvre et sont par ailleurs attendus par les professionnels comme une sorte de compensation.
Matthieu Pavageau : Oui, ces initiatives reflètent indéniablement plusieurs dérives : dérive de l'usage du sigle QVT ; dérive du faible développement des approches systémiques prévenant les troubles psychosociaux ; dérive de la nature de l'offre de service vers les entreprises. Sur la durée, nous voulons penser que les entreprises, avec les organisations syndicales et les DRH, sauront séparer le bon grain de l'ivraie pour, espérons-le, adopter la définition de la QVT portée par les partenaires sociaux dans l'ANI [accord national interprofessionnel] de 2013 : "La QVT est déterminée par la capacité des salariés à s'exprimer et à agir sur le travail", c'est-à-dire sur son contenu, son organisation, ses effets sur la santé, l'efficience et le métier. Aujourd'hui, cette conception nous apparaît toujours solide puisque les travaux de recherche montrent que cette capacité est corrélée à la santé et à l'efficience productive ; ouverte, puisqu'elle permet à chaque entreprise ou unité de travail de s'y inscrire en fonction de ses spécificités ; enfin, déterminante pour les organisations privées et publiques françaises, qui doivent développer l'autonomie au travail et les méthodes participatives.
Considérez-vous que la QVT reste une bonne porte d'entrée pour changer le travail et le rendre davantage compatible avec le maintien des salariés dans un emploi durable et avec la prévention des risques professionnels ?
M. P. : Le maintien en emploi et la réduction des risques professionnels sont, avec la qualité de la conduite des transformations et l'efficience productive, les critères clés pour juger de la valeur d'une politique QVT. La compatibilité entre ces critères est de l'ordre du bon sens, puisque c'est d'abord dans l'activité de travail que se joue l'efficience productive. Mais c'est là aussi que se développent, ou non, les compétences et que se dégrade ou se maintient la santé. Pouvoir dire, à la fin de sa journée, "j'ai fait du bon boulot" est porteur d'équilibre, de satisfaction et de motivation. De même, santé, efficience et compétences ne s'opposent pas : l'absence de compétences affecte ma performance, ce qui impacte ma satisfaction. Le "bien-faire" est une source de bien-être, et le bien-être est une ressource pour bien-faire. Aménager un atelier pour gagner en efficacité et mieux répartir la charge de travail ; tester de nouvelles manières de s'organiser à l'occasion d'un projet de transformation ; s'appuyer sur le numérique pour enrichir et redéployer les compétences ; concevoir un système de primes variables qui incite à l'engagement individuel et renforce la cohésion ; négocier un accord de méthode qui permet de mieux maîtriser le changement... c'est tout cela, la QVT.
J.-M. G. : Effectivement, la mise en place d'une démarche prenant en compte les attentes des salariés versus les contraintes de l'entreprise - et, ne l'oublions pas, celles liées aux relations avec les clients - est un facteur important pour renforcer et améliorer la QVT. Réunir et associer les représentants du personnel est capital pour optimiser la réussite d'une telle démarche, source de bien-être des salariés mais aussi de performance de l'entreprise.
La QVT et la conciliation vie privée-vie professionnelle sont, bien entendu, des facteurs importants qui favorisent l'engagement des salariés à réaliser leurs missions, permettant d'assurer un emploi stable et de mettre en oeuvre les évolutions nécessaires, indispensables, pour maintenir et développer la compétitivité de l'entreprise dans un monde de plus en plus "compétitif".
Garantir la QVT dans un contexte économique "pesant" permet de motiver les collaborateurs et collaboratrices à faire leur travail dans les meilleures conditions. La prévention des RPS est donc bien un facteur essentiel à prendre en compte pour obtenir une meilleure QVT.
E. G. : De notre côté, nous observons que les démarches ou les accords QVT existants n'ont que peu d'effets sur les problèmes du travail, et donc sur la prévention de leurs conséquences délétères. La construction collective des pratiques professionnelles, la réflexion autour des critères de qualité du travail, l'engagement et le sens du travail, le rythme de travail sont des thématiques qui ne sont pas solubles dans la problématique équilibre vie professionnelle-vie personnelle. La mise en place d'actions favorisant la QVT ne doit pas éluder la prévention des RPS et la nécessité d'en passer par une démarche centrée sur la compréhension du travail réel.
La QVT a fait l'objet d'un accord national interprofessionnel en juin 2013. Quel bilan en tirez-vous ? Ne faudrait-il pas relancer une négociation pour un nouvel élan davantage centré sur le travail ?
E. G. : Initiée par l'ANI sur le stress au travail en 2008, la QVT s'inscrit dans le cadre des négociations obligatoires depuis 2017. Aujourd'hui, la négociation porte sur des thématiques variées : articulation entre vie personnelle et vie professionnelle, droits d'expression et à la déconnexion, égalité et discrimination professionnelles, maintien dans l'emploi, mise en place d'un régime de prévoyance... Les termes "RPS" ou "stress au travail" ont disparu, et le champ est trop vaste et divers pour que le contenu des accords soit en adéquation avec une démarche de prévention des RPS centrée sur le travail. A cela s'ajoute la disparition des CHSCT au profit d'une instance unique, le CSE, qui risque de réduire les échanges sur le contenu du travail et limite les moyens nécessaires à la pratique de terrain des représentants du personnel - enquête, inspection, relais local...
Relancer une négociation demanderait de revenir sur le périmètre actuel porté par la loi pour ne pas se concentrer uniquement sur des actions relatives au bien-être au travail. Elle serait l'occasion de débattre de la démarche à engager, de faire valoir les problématiques du travail réel, de prévoir les moyens associés pour réaliser des analyses de terrain, dans une perspective de prévention collective et à la source des risques professionnels.
M. P. : L'Anact a réalisé un bilan de cet accord à l'été 2018. Les travaux de Julien Pelletier distinguent trois stratégies QVT. Tout d'abord, l'approche "santé", qui met l'accent sur la réglementation, le document unique d'évaluation des risques, et mobilise les préventeurs, les CHSCT, les services de santé au travail ; puis l'approche "ressources humaines", centrée sur la négociation de sujets comme la conciliation des temps, le handicap, l'égalité, les seniors, les aidants familiaux ; enfin, l'approche "conduite du changement", qui privilégie la participation constructive des salariés aux transformations. Cette dernière est peu répandue, alors qu'un salarié sur deux a vécu un changement de métier ou d'organisation au cours des douze derniers mois. Les projets organisationnels et la qualité des relations sociales autour des questions du travail devraient donc être au coeur de prochaines négociations.
J.-M. G. : Relancer une négociation serait, sans réserve, une excellente occasion de poursuivre et renforcer les actions déjà engagées par les entreprises. Notamment sur les relations travail-vie privée, la déconnexion, le télétravail, le soutien aux aidants familiaux et les questions concernant les égalités professionnelles homme/femme... Un ensemble de points capitaux pour la QVT. Un autre thème sur lequel les DRH sont de plus en plus sensibilisés, c'est le harcèlement moral ou sexuel. Ils l'inscrivent de plus en plus souvent à l'ordre du jour des formations et sensibilisations à réaliser.
En définitive, les actions à engager afin d'améliorer la QVT sont encore loin d'être saturées. Les représentants du personnel, au même titre que les DRH, sont pleinement conscients des enjeux et tous sont motivés pour prendre ces questions à bras-le-corps. Comme nos cousins canadiens le disent depuis plusieurs années - et plusieurs études européennes le confirment -, les actions mises en oeuvre pour améliorer les conditions de vie au travail sont génératrices d'un retour sur investissement. Cela ne peut que stimuler les entreprises.