RATP : le tabou des accidents graves de voyageurs
Les conducteurs du métro parisien, mais aussi d’autres agents, confrontés à des suicides ou accidents mortels sur les voies, vivent un traumatisme qui est insuffisamment pris en charge. Le risque d’être exposé à un tel choc devrait être davantage spécifié et prévenu.
C’était un soir d’automne, en 2021. Chantal, conductrice de métro à Paris depuis huit ans, venait de prendre son service. Elle arrivait en station, aux manettes de sa locomotive, quand une jeune fille s’est approchée du bord du quai et s’est laissé tomber sur la voie. « J’ai activé le freinage d’urgence, et le courant a été coupé sur toute la ligne, raconte Chantal encore très émue. Ensuite, je me suis occupée de rassurer et évacuer les voyageurs qui étaient dans mon train. J’entendais mon cœur qui battait fort dans mes oreilles. » Les pompiers et médecins qui arrivent rapidement sur place ne parviennent pas à réanimer la jeune fille. « J’ai vraiment l’impression de l’avoir tuée, c’est terrible », souffle Chantal qui a dû arrêter de travailler pendant plus d’un an.
Suicides, homicides ou accidents : chaque année, plusieurs dizaines de voyageurs meurent sous les rames des métros parisiens. A chaque fois, c’est un choc pour les conducteurs. Les trois quarts d’entre eux, confrontés à un stress post-traumatique qui les déborde, se retrouvent en arrêt maladie durant plusieurs mois. Et la reprise ne va pas de soi : « Quand je conduis, désormais, je suis dans l’hyper vigilance, illustre Chantal. C’est épuisant, je ne suis plus capable de tenir un service complet. » Au traumatisme de l’accident s’ajoute trop souvent, selon plusieurs agents, une prise en charge erratique, voire maltraitante par leur hiérarchie. Ils regrettent par ailleurs les pertes de rémunération qui font suite aux « accidents graves de voyageurs » (AGV), selon la terminologie de la RATP. Une sorte de double peine : « Quand on est agent de conduite, une partie de notre revenu est constitué de primes, explique François-Xavier Arouls, cosecrétaire du syndicat Solidaires RATP, qui a été lui-même confronté à un AGV en mars 2022. Lors d’un arrêt maladie, on ne touche plus ces primes. Et si on reprend le travail ailleurs qu’à la conduite, c’est pareil. Or ce sont des situations que l’on n’a pas choisies ! »
Peu de soutien adapté
La direction de l’entreprise, dans une courte réponse écrite à Santé & Travail, assure qu’en cas « d’accident grave de personne sur le réseau, une procédure de déclaration d’accident du travail est déclenchée ». Mais sur le terrain, la réalité est plus complexe : « Cette déclaration n’est pas automatique. Personnellement, j’ai dû faire les choses tout seul », rétorque François-Xavier Arouls. « La cadre qui est venue en station peu après l’accident n’a pas rempli correctement la déclaration d’accident du travail, ajoute Chantal. J’ai été obligée de faire des démarches moi-même, sachant qu’on n’a que 48 heures. » Des infirmières du travail confirment cette absence d’automaticité de la déclaration d’accident en cas d’AGV, et la déplorent car beaucoup d’agents ne sont pas aptes à faire des démarches administratives après un tel évènement.
D’autre part, le suivi médical ne semble pas à la hauteur, et l’accompagnement du management minimal : « Les prises en charge sont compliquées, résument des infirmières du travail. D’autant que les agents sont parfois confrontés à plusieurs AGV au cours de leur carrière. » Dans son courrier, la RATP indique que, pour les salariés concernés, une consultation avec des psychologues est systématiquement proposée ; ces derniers sont formés à la technique de l’EMDR (Désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires), « particulièrement efficace pour les situations de choc post-traumatique ».
Changer le document unique
Le cosecrétaire de Solidaires RATP reconnaît des avancées, notamment avec l’embauche en juin dernier d’une médecin spécialisée en EMDR, mais qui restent insuffisantes : « Globalement, le sujet reste tabou, personne ne veut en parler, regrette-t-il. Il faudrait vraiment en faire un risque à part dans le document unique d’évaluation des risques. Pour le moment, il est intégré dans la catégorie des risques psychosociaux. Cela n’est pas du tout adapté à l’étendue ni à la réalité du problème. » S’ils sont les premiers concernés, les agents de conduite ne sont pas les seuls à être exposés aux accidents graves. Le personnel de station, les agents de maîtrise, les salariés de la maintenance, ceux qui sont chargés soulever les rames ou de les remettre en état peuvent eux aussi être touchés. Dans une « feuille de route » à destination de l’encadrement, remise au CSE fin 2022, la RATP note qu’aucun agent de maîtrise ou cadre intervenus sur les lieux d’un accident grave n’a été en arrêt maladie ces dernières années, posant tout de même cette question en commentaire : « Est-ce qu’ils ont eu peur de faire cette demande ? »
Au-delà d’une prise en charge spécifique, le personnel voudrait que l’entreprise déploie davantage de moyens pour prévenir les AGV. Par exemple, en augmentant le nombre de stations équipées de portes automatiques, et en posant des détecteurs de présence sur les voies les plus impactées par ces accidents. « En renforçant la prévention pour le personnel, on protège aussi les voyageurs », soulignent plusieurs agents. Ce qui entre dans la mission de service public de la RATP.