La recherche sur les toxiques agricoles tuée dans l'oeuf
Dans les années 1950, des médecins jugent prioritaire d'étudier les effets des pesticides sur la santé des agriculteurs. Mais divers intérêts institutionnels conduiront à occulter le risque et ce champ de recherche restera durablement en friche.
Au cours des années 1950, au moment où se développe rapidement l'usage des pesticides de synthèse, diverses publications scientifiques témoignent de l'intérêt que portent des représentants du corps médical à ce qu'ils appellent "le risque toxique en agriculture". Ces derniers, spécialistes de la médecine professionnelle agricole, médecins toxicologues hospitaliers, dermatologues, immuno-allergologues ou encore pharmaciens-toxicologues, identifient alors trois grands types d'atteintes que provoque l'exposition aux pesticides lors des travaux agricoles : les intoxications aiguës, les dermatoses et allergies, les cancers (voir "Repères").
Appels pour la reconnaissance du risque
Malgré l'abondance des données qu'ils récoltent, ces médecins et pharmaciens-toxicologues sont conscients des limites de leurs connaissances. Ils soulignent le peu d'informations dont ils disposent sur les toxiques, toujours plus nombreux, utilisés en agriculture. Sans connaissance précise des pathologies causées par les pesticides, du mode d'action de ceux-ci et des conditions d'exposition, il n'est pas possible de repérer et de prendre la mesure des atteintes à la santé des travailleurs agricoles. Réaliser des recherches approfondies pour combler ces lacunes leur semble donc de la plus haute importance. Le Dr Jean Vacher, qui figure parmi les fondateurs en France de la médecine professionnelle agricole, fait ainsi de ce risque une priorité. Il recrute de jeunes médecins ayant réalisé des travaux sur cette problématique afin qu'ils l'étudient au sein de l'Institut national de médecine agricole (INMA), organisme de formation et de recherche qu'il dirige depuis sa création en 1958, à Tours. Cette même préoccupation se retrouve chez le Dr François Ceccaldi, qui, dans sa leçon d'agrégation, présente en 1956 le "risque toxique en agriculture" comme une nouvelle spécialité appelée à se développer. Pour leur part, Raymond Pautrizel et d'autres allergologues lancent, au milieu des années 1950, des appels pour que soient reconnues l'importance des allergies liées à des expositions professionnelles aux pesticides et leurs conséquences sanitaires et sociales. Pour autant, ces initiatives n'aboutiront pas et, à la fin des années 1960, le Dr Vacher ne pourra que constater, avec une certaine amertume, la quasi-absence d'études consacrées aux effets des pesticides sur la santé des travailleurs agricoles.
De fait, durant les décennies 1950 et 1960, deux phénomènes interdépendants se combinent qui empêchent la constitution d'un champ de recherche sur ce thème. Tout d'abord, les effets délétères des pesticides restent socialement invisibles. En effet, les pathologies constatées étant souvent non spécifiques et/ou difficilement associables à une exposition à des pesticides, médecins et malades ne peuvent aisément établir un lien entre les deux. Par ailleurs, la structure sociale de la profession agricole ne favorise pas les mobilisations. Enfin, les systèmes de prévention et de réparation des maladies professionnelles agricoles, en cours d'élaboration, ne sont pas en mesure d'effectuer un travail de repérage de ces pathologies.
Empoisonneurs plutôt que victimes
Cette mise en invisibilité du risque toxique en agriculture est renforcée, dans les années 1960, par les nombreuses dénonciations des effets sanitaires des pesticides, dont des résidus se retrouvent dans les aliments. Relayées par la presse et des associations, ces dénonciations sont centrées sur la santé des consommateurs, oubliant celle des travailleurs agricoles, lesquels sont, qui plus est, accusés d'être des empoisonneurs. Pour répondre à ces critiques, les structures d'encadrement de l'agriculture (services de la protection des végétaux, chambres d'agriculture, syndicats agricoles...) et les industries phytosanitaires usent d'une stratégie qui ne manque pas de contribuer à l'occultation du risque pour les agriculteurs. Alliées au sein du projet de "modernisation" de l'agriculture, elles font valoir l'absence d'effets constatés des pesticides sur la santé des travailleurs, beaucoup plus exposés que les consommateurs, et elles défendent l'efficacité des réglementations en matière de protection de la santé publique.
Un manque d'indépendance préjudiciable
Dans un tel contexte de mise en invisibilité du risque, il est impossible de trouver des financements pour les recherches qu'appelaient de leurs voeux, dans les années 1950, les médecins et pharmaciens-toxicologues qui s'inquiétaient de la dangerosité des pesticides. Les structures dédiées à la médecine professionnelle agricole - l'INMA et la Mutualité sociale agricole (MSA), qui se mettent en place au cours des années 1960 - sont institutionnellement très dépendantes de la profession agricole, qui craint avant tout que ses charges n'augmentent. Elles ne peuvent dès lors promouvoir des actions qui mettraient éventuellement en évidence des problèmes de santé au travail importants. Tel est le cas, plus particulièrement, pour la MSA : le régime de protection sociale des travailleurs agricoles fonctionne selon des logiques assurantielles et n'a donc pas intérêt à ce que soit mis au jour des pathologies professionnelles graves en agriculture. Quant aux médecins et pharmaciens-toxicologues, aux affiliations et intérêts très divers, qui travaillent en dehors de ces institutions, ils abandonnent le risque toxique en agriculture pour d'autres thématiques, plus susceptibles d'être financées et de leur ouvrir des voies de reconnaissance professionnelle au sein de leurs disciplines et organismes de rattachement. A la fin des années 1960, les spécialistes, souvent brillants, qui avaient naguère pris à coeur cette question ont presque tous réorienté leurs travaux.
L'échec, au cours des décennies 1950 et 1960, de la création d'un champ de recherche portant sur le risque toxique en agriculture a ainsi pour conséquence de rendre invisible et inaccessible l'ampleur des atteintes à la santé de travailleurs agricoles de plus en plus exposés. Il conduit également à abandonner le travail de mise en visibilité de ce risque à des institutions - l'INMA et la MSA - qui ne sont pas en capacité, ni financièrement ni institutionnellement, de le réaliser. Cette situation explique la quasi-absence de production, en France, de connaissances médicales et scientifiques sur les pathologies professionnelles causées par les pesticides. Il faudra attendre près de trois décennies pour qu'une combinaison d'événements - alertes lancées par des scientifiques, mobilisation d'agriculteurs se considérant victimes des pesticides, procès largement médiatisés - permette l'émergence d'un champ de recherche légitime sur ces questions.
"Pesticides et santé des travailleurs agricoles en France au cours des années 1950-1960", par Nathalie Jas, in Sciences, chercheurs et agriculture. Pour une histoire de la recherche agronomique, C. Bonneuil, G. Denis et J.-L. Mayaud (dir.), Quae/L'Harmattan, 2008.