« Le recours au pénal, une arme dissuasive »
Le 30 septembre dernier, la cour d’appel de Paris a confirmé la responsabilité des anciens dirigeants de France Télécom dans la mise en place d’une « politique industrielle de harcèlement moral ». Sylvie Topaloff, avocate de SUD PTT et de plusieurs victimes, veut croire à l’exemplarité des peines.
La décision de la cour d’appel de Paris a suscité des commentaires plutôt amers sur l’allègement des peines pour la majorité des prévenus. Qu’en pensez-vous ?
Sylvie Topaloff : L’atténuation des peines a incontestablement frappé les esprits. J’entends la déception, mais il faut rappeler que le tribunal correctionnel avait tapé fort en infligeant aux dirigeants une peine importante d’un an, avec quatre mois ferme. On savait que cette condamnation était symbolique, avec la possibilité des aménagements de peine. Et la cour d’appel a en effet considéré que l’ancienneté des faits, l’âge des prévenus (73 et 80 ans), le faible risque de récidive n’imposaient pas la partie ferme.
Parmi les complices, Nathalie Boulanger a reconnu devant les magistrats sa responsabilité morale. La cour lui en sait gré, car sa peine est passée de six à trois mois. En revanche, Brigitte Dumont a vu sa peine alourdie de trois à six mois avec sursis, car elle n’a exprimé aucun remord. Les deux autres ont été relaxés.
Les quatre prévenus se sont pourvus en cassation, ce qui prouve qu’ils n’ont pas du tout perçu cette décision comme une atténuation.
La peine de principe reste forte car argumentée sur « la politique industrielle de harcèlement moral », un harcèlement sans lien direct entre les personnes concernées – et donc différent du harcèlement managérial. Quel impact ce concept peut-il avoir pour la prévention de la souffrance au travail ?
S. T. : Oui, il ne faut pas passer à côté de cette victoire. La décision est vraiment novatrice sur le champ du harcèlement moral institutionnel. Depuis le début du procès, les prévenus ont toujours adopté le même système de défense : « On ne peut pas m’accuser d’avoir harcelé ces personnes, parce que je ne les connaissais pas. »
La cour ne sanctionne pas le fait qu’ils aient voulu se séparer de 22 000 salariés, mais la façon dont ils ont procédé : c’est-à-dire en mettant en œuvre une « politique industrielle de harcèlement moral » pour réaliser des objectifs financiers. Elle leur reproche d’avoir créé un climat d’insécurité permanente, qui s’est diffusé sur l’ensemble du personnel présent dans l’entreprise. Avec ce « harcèlement en cascade », qui ruisselle sur toute la chaîne de commande hiérarchique, tout le monde a été atteint. Chacun avait peur pour son poste, y compris les managers dont les rémunérations étaient indexées sur le nombre de départs réalisés.
Les conditions de travail sont au cœur du contentieux, et ce texte qui réprime le harcèlement moral, ne s’en prend pas aux managers, mais bien à la politique de l’entreprise.
La mise en responsabilité des employeurs sur les dérives organisationnelles nuisibles à la santé psychique des salariés en sera-t-elle facilitée ?
S. T. : La Cour rappelle que certains discours ont véhiculé et engendré de la violence : « dégraissage », « départ par la porte ou par la fenêtre ». On n’utilise pas impunément des termes comme ceux-là dans le monde du travail. Cela démontre que le recours au droit, au pénal, peut être une arme dissuasive.
Grâce à cette jurisprudence, il pourrait intervenir plus en amont. La cour reproche d’ailleurs aux dirigeants leur manque de prudence, car ils ont ignoré les multiples alertes des organisations syndicales, des médecins du travail et même de la presse à l’été 2009.
Ce jugement est-il de nature à dissuader des entreprises de s’engager à l’avenir dans des méthodes de management à la « France Télécom » ?
S. T. : Cette affaire a constitué une alerte nationale. Les risques psychosociaux ont enfin été appréhendés dans toute leur ampleur et leur gravité. Cette décision peut être un outil précieux pour les CSE et donner une autre ampleur à la consultation de cette instance sur les orientations stratégiques de l'entreprise. Je crois à l’exemplarité de cette peine. Ce n’est pas rien d’avoir fait venir des dirigeants sur les bancs du tribunal correctionnel.
Le dispositif pénal actuel est-il adapté à la gravité des enjeux concernant ces affaires de suicides liés au travail, et sinon comment faudrait-le faire évoluer ?
S. T. : Il faut faire évoluer le dispositif pénal. La loi de 2014 sanctionne de deux ans maximum les faits de harcèlement moral. En comparaison, la pénalité pour le harcèlement moral entre conjoints pouvant conduire au suicide est passée à dix ans du fait des circonstances aggravantes. Personne n’a pensé à aligner cette pénalité quand on a réformé le code pénal en 2020. Le silence sur cette question sociale est étonnant.