Une réforme à risque pour les infirmières et préventeurs
La réforme annoncée du fonctionnement des services de santé au travail préoccupe infirmières et intervenants en prévention. Ils craignent une dénaturation de leurs missions et cadre d’intervention. Deuxième volet de notre série d’articles sur ce chantier législatif.
« C’est aberrant, des milliers d’infirmières et infirmiers formés en santé au travail participent activement au suivi de santé des salariés et à la prévention dans les entreprises. Est-il prévu de nous faire disparaître ? », s’indigne Nadine Rauch, présidente du Groupement des infirmiers de santé au travail (GIT). Cette professionnelle réagit à l’une des dispositions, très critiquée, de la proposition de loi « pour renforcer la prévention en santé au travail », déposée le 23 décembre dernier : la possibilité de recourir à des médecins « correspondants » de ville pour assurer le suivi médical professionnel des salariés, hors activités à risque. Cela signifie-t-il que les infirmières de santé au travail n’auront plus la charge des visites d’information et de prévention, qu’elles assurent aujourd’hui ?
Des reculs possibles, sans avancées
Ces visites, qui permettent d’informer les salariés des risques liés à leurs postes de travail et des moyens de les prévenir, sont assurées en coopération avec les médecins du travail par les infirmières et infirmiers – entre 5 000 et 6 000 professionnels – exerçant aujourd’hui dans les services de santé au travail (SST). Contrairement aux futurs médecins correspondants, ces professionnels ont accès aux entreprises et aux conditions de travail. « C’est une vraie régression, avec le retour à des visites médicales d’aptitude au détriment des consultations en santé au travail », déplore Véronique Bacle, infirmière enseignante et secrétaire générale adjointe du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).
Autre sujet de mécontentement : les propositions des infirmières de santé au travail pour la reconnaissance de leur spécialité n’ont pas été entendues, tout comme leur demande d’être des salariées protégées. Elles souhaitent notamment depuis des années une formation universitaire obligatoire complémentaire pour exercer dans un SST. « La formation des infirmières en santé au travail reste au bon vouloir du SST employeur. Cela peut tout aussi bien être une formation de 3 jours que de 3 semaines », explique Nadine Rauch.
Véronique Bacle s’inquiète également du « développement de politiques préventives de santé publique » en milieu de travail, prévu par la proposition de loi. Il pourrait s’agir d’actions « de sport-santé, de lutte contre les addictions ». « Nous craignons qu’il nous soit demandé d’organiser des campagnes ou des formations sur l’alimentation, l’arrêt du tabac ou le sport. Une manière d’occulter les vrais problèmes en santé au travail », pointe la secrétaire générale adjointe du SNPST. L’instauration d’un « passeport prévention » n’est pas non plus vue d’un bon œil par Nadine Rauch : « On s’achemine vers la responsabilité individuelle des salariés pour protéger les employeurs. »
La prévention collective oubliée
Du côté des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), la déception est aussi tangible. « Si l’accent était mis sur la prévention primaire dans l’ANI [accord national interprofessionnel sur la santé au travail conclu le 9 décembre entre les partenaires sociaux, NDLR], cela ne ressort plus du tout dans la proposition de loi », déplore Virginie Rascle, ergonome et présidente de l’Association française des IPRP de services interentreprises de santé au travail (Afisst). Passeport prévention, sport santé, équipements de protection individuels (EPI)… Il n’est nulle part question du travail ou de prévention collective. « Faudra-t-il demain promouvoir le sport pour la prévention des troubles musculo-squelettiques plutôt que d’agir sur les conditions de travail ? », s’interroge l’ergonome.
La proposition de la loi précise que la cellule dédiée à la prévention de la désinsertion professionnelle identifiera « les situations individuelles », pour définir les mesures d’aménagement ou de transformation. « C’est une vision réductrice de la prévention, sans articulation entre l’individuel et le collectif », continue Virginie Rascle. Les IPRP s’interrogent par ailleurs sur les prestations complémentaires en matière de prévention des risques professionnels qui seront facturés aux employeurs. Une remise en cause du principe de mutualisation dans les SST. « Cela pourrait conduire à une prévention à deux vitesses, avec des employeurs en capacité de financer ces services et d’autres qui ne le pourront pas », estime la présidente de l’Afisst.
Une dérive clientéliste potentielle
Pour Franck Viola-Wagner, ergonome dans un SST interentreprises, le risque est aussi d’inscrire les interventions des IPRP dans une relation commerciale et clientéliste avec les employeurs. « Même si la protection des IPRP est toute relative, nous ne sommes pas là pour faire plaisir à un employeur mais pour réaliser des diagnostics et des états des lieux réalistes », souligne-t-il. L’ergonome craint que l’offre socle de services obligatoires, prévue dans la proposition de loi, ne se résume qu’à l’accompagnement pour la rédaction du document unique d’évaluation des risques professionnels. Quant aux psychologues en STT de l’association Reliance&Travail, ils se désolent que les risques psychosociaux ne soient mentionnés à aucun endroit de la proposition de loi. « Outre nos interventions auprès des collectifs de travail, nous assurons des consultations souffrance au travail. La question se pose de la facturation de ces consultations, alors que les salariés en souffrance ne souhaitent pas que leurs employeurs en soient informés », précise Dominique-Thibault Guiho, cofondateur de l’association. En somme, beaucoup de questions et d’inquiétudes chez les IPRP et infirmières de santé au travail, dans l’attente des décrets d’application qui viendront préciser le périmètre de la réforme.