Une réforme qui piétine la déontologie médicale
Les trois experts qui ont cosigné cette tribune, membres du comité de rédaction de Santé & Travail, s’inquiètent de voir le secret médical bafoué par une des dispositions de la proposition de loi sur la santé au travail. Et mettent en garde contre un retour en arrière de la médecine du travail.
Déposée le 23 décembre à l’Assemblée nationale, la proposition de loi « pour renforcer la prévention en santé au travail » – qui reprend une large partie de l’accord national interprofessionnel (ANI) conclu le 9 décembre entre la majorité des partenaires sociaux – ne permettra guère de résoudre les problèmes que trente ans de politique de prévention n’ont pas réussi à endiguer. Si nous exprimons des réserves, c’est parce qu’au-delà de ses lacunes, le texte comporte des dispositions attentatoires aux principes de la déontologie médicale.
L’article 11 propose en effet que le dossier médical partagé (DMP) devienne accessible aux médecins et infirmiers du travail, après accord du salarié, afin de favoriser leur « connaissance de l’état de santé de la personne (et notamment les traitements ou pathologies incompatibles avec l’activité professionnelle) ». Voilà qui contrevient au secret médical, pilier de la déontologie, instauré dans l’intérêt des patients. Absolu et universel, celui-ci couvre « tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris » (article R. 4127-4 du Code de la santé publique). Contrairement à une idée répandue, il s’impose également à d’autres médecins, dès lors qu’ils ne sont pas impliqués dans un acte de soin concernant la personne.
Les dangers d’un secret médical écorné
C’est pour cette raison que, jusqu’à présent, les médecins du travail ne peuvent consulter le DMP des salariés qu’ils suivent (article L. 1111-18 du Code de la santé publique). Cette « muraille de Chine » est d’autant plus justifiée que, dans certaines circonstances, ces derniers peuvent être amenés à prendre des décisions contre la volonté du salarié. C’est notamment le cas lorsqu’un travailleur est « affecté à un poste présentant des risques particuliers pour sa santé ou sa sécurité ou pour celles de ses collègues ou des tiers évoluant dans l'environnement immédiat de travail » (article R. 4624-22 du Code du travail). Chargé de délivrer l’avis d’aptitude pour les salariés soumis à un suivi individuel renforcé (SIR), le médecin du travail se retrouve dans une position d’expertise et de contrôle ; il lui est d'ailleurs explicitement demandé de « rechercher si le travailleur n'est pas atteint d'une affection comportant un danger pour les autres travailleurs ».
Ces aspects parfois ambigus de l’exercice de la médecine du travail posent question depuis longtemps. En santé au travail, une clarification du cadre des activités médicales d’expertise et de prévention serait vraiment bénéfique. D’autant plus que l’article R. 4127-100 du Code de la santé publique précise qu’« un médecin exerçant la médecine de contrôle ne peut être à la fois médecin de prévention ou, sauf urgence, médecin traitant d'une même personne ». En effet, la position d’expert prise par le médecin du travail, dans le cadre de la surveillance renforcée des travailleurs à risque, est susceptible d’altérer la confiance des salariés : ces derniers pourraient se montrer réticents à confier leurs difficultés, alors qu’une décision d’aptitude peut en résulter sans leur consentement. Dans ces conditions, il sera difficile au médecin du travail de tenir son rôle de préventeur.
Risque accru d’une sélection de la main d’œuvre
Vu ce contexte, nous nous inquiétons fortement d’une disposition, instaurant un partage des données de santé (nécessairement confidentielles) par la suppression de l’article L. 1111-18 du Code de la santé publique interdisant l’accès au DMP. Certes, cela ne se fera pas sans l’accord du salarié. Mais celui-ci aura-t-il vraiment le choix de refuser ? Il risque d’être suspecté de cacher des éléments déterminants pour l’évaluation de son aptitude médicale.
Mais, surtout, la possibilité offerte aux médecins du travail d’accéder librement aux informations médicales confiées dans une relation de soin constituerait implicitement un retour à la doctrine de « l’orientation biologique de la main d’œuvre ». Ce funeste héritage de l’eugénisme d’Alexis Carrel, chirurgien et biologiste, avait prévalu lors de la création de la médecine du travail par le gouvernement de Vichy. Cet accès aux données de santé ramènerait les médecins du travail à ces années sombres, en mettant au premier plan un rôle de sélection de la main d’œuvre au détriment de leur mission de prévention et d’accompagnement pour le maintien dans l’emploi.
Pourquoi ne pas s’en tenir aux dispositions de l’article 51 de la loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé ? Il prévoyait qu’à partir de juillet 2021, le médecin du travail puisse enrichir le DMP d’un patient avec des informations consignées dans son dossier médical en santé au travail (DMST). A certaines conditions strictes : « Dans le cadre de la médecine du travail, le dossier médical partagé est accessible uniquement pour y déposer des documents. » La mise à disposition des données n’est en effet envisageable que dans ce sens : le médecin traitant pourra consulter certains éléments, par exemple sur les expositions professionnelles, ce qui permettra d’en améliorer la traçabilité.
L’adoption de cet article 11 pourrait également avoir des conséquences dommageables pour la médecine de soins. Comme le soulignait Bernard Hoerni1
, professeur émérite de cancérologie à l’université de Bordeaux 2, « il n’y a pas de soins sans confidences, de confidences sans confiance, de confiance sans secret ». Demain, les patients oseront-ils toujours se confier à leur généraliste, sachant que leurs données de santé sont susceptibles d’être communiquées au médecin du travail ? Les médecins traitants continueront-ils à alimenter le DMP – ce qui est une obligation (article L 1111-15 du Code de la santé publique) – alors que ces informations pourront être lues par des professionnels de la santé au travail ?
Des « praticiens correspondants » au rôle ambigu
L’article 21 de la proposition de loi qui donne la « possibilité de recourir à des médecins praticiens correspondants, disposant d’une formation en médecine du travail, pour contribuer au suivi autre que le suivi médical renforcé des travailleurs » nous paraît tout autant problématique. Des généralistes pourront contractualiser avec les services de santé au travail pour faire des consultations de « médecine du travail », en complément de leur activité principale. On peut d’une part questionner l’intérêt pour un salarié d’être suivi par un professionnel, qui n’aura aucun accès à l’entreprise et aucun poids pour améliorer les conditions de travail.
D’autre part, quelle sera l’attitude de ces praticiens s’ils sont amenés à voir, comme médecin du travail, des salariés faisant par ailleurs partie de leur patientèle ? Se récuseront-ils comme l’exige la déontologie médicale ? Le premier syndicat des généralistes, MG France, n’a pas manqué de tirer immédiatement la sonnette d’alarme sur le conflit d’intérêt potentiel entre ces deux fonctions, estimant que « médecin du travail, ce n’est pas le job des généralistes ». On ne saurait mieux dire.
- 1« Ethique et déontologie médicale » par Bernard Hoerni, Editions Masson, juin 2000.