Réforme de la santé au travail, un chantier à risques
La remise du rapport Lecocq au gouvernement a donné le coup d'envoi d'une réforme de la santé au travail. Si le big bang annoncé de l'organisation de la prévention séduit, la philosophie générale du projet et certaines dispositions suscitent des inquiétudes.
C'est parti pour une réforme d'ampleur de la santé au travail. Si on ne sait pas encore sur quoi déboucheront les échanges en cours entre le gouvernement et les partenaires sociaux, les orientations soumises à la discussion sont connues. Elles sont contenues dans le rapport remis fin août au Premier ministre par Charlotte Lecocq, députée LREM du Nord (voir "Repère"). Un petit pavé dans la mare, car, pour simplifier et améliorer l'efficacité du système de prévention, il propose d'en fusionner les différents opérateurs et de refondre complètement son financement.
Suivant ce scénario, l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), l'Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP) et l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) seraient regroupés dans une agence publique unique, France Santé Travail. Celle-ci serait déclinée en structures régionales privées, incluant également les services de santé au travail interentreprises (SSTI) et les agents des services prévention des caisses d'assurance retraite et de santé au travail (Carsat), afin d'offrir un guichet unique aux entreprises. Le tout serait gouverné de façon tripartite : pouvoirs publics, organisations syndicales et patronales.
Accompagner les entreprises
Tout à la volonté d'atteindre à terme "une politique de performance globale articulant bien-être au travail et efficacité économique" et de répondre aux attentes des entreprises, en particulier des plus petites, le rapport met l'accent sur leur accompagnement, plutôt que sur leur contrôle, et sur l'allégement des contraintes réglementaires. Exit ainsi le document unique d'évaluation des risques (DUER), considéré comme trop formel et remplacé par un plan de prévention élaboré par l'employeur. "Il faut voir la cohérence de l'ensemble des propositions, plaide Henri Forest, l'un des trois rapporteurs. Cela ne peut marcher que si l'employeur a effectivement un interlocuteur pour l'aider dans le cadre de la structure régionale proposée." Un argument qui ne convainc pas la CGT. "Cette proposition est absurde, déplore Jérôme Vivenza, responsable de l'activité travail-santé à la CGT. Là où les DUER existent, des plans d'action se construisent et débouchent sur de vraies démarches de prévention. On a donc besoin d'un DUER renforcé, comme le propose le rapport Frimat1
Certaines mesures préconisées ne sont pas neutres quant à l'identification des risques réels. Ainsi, pour les plus petites entreprises, celle-ci se limiterait à ceux considérés comme majeurs. Une disposition qui "peut donner lieu à des dérives", reconnaît Catherine Pinchaut, secrétaire nationale à la CFDT, qui estime cependant que "si les partenaires sociaux peuvent jouer pleinement leur rôle, le cadre proposé ouvre des perspectives pour répondre aux enjeux". La suppression de la fiche d'entreprise remplie par le médecin du travail pose aussi question. Celle-ci n'est pas toujours un document de qualité, mais le plan de prévention élaboré par un employeur, y compris avec l'aide d'un préventeur, ne sera pas de même nature. "Le médecin du travail assure par sa rédaction un regard médical, compétent et indépendant sur les risques pour la santé des travailleurs, du point de vue exclusif de celle-ci", explique Alain Carré, vice-président de l'association Santé et médecine du travail. A ses yeux, la suppression de cette fiche "marque une transformation profonde du rôle du médecin du travail".
"Une pratique déconnectée"
Ce rôle est aussi au coeur du débat. Exercer dans une structure qui ne sera plus directement financée par les entreprises, contrairement aux SSTI, séduit nombre de médecins du travail. Cela devrait les libérer de contraintes. Mais l'accent mis dans le rapport sur la prévention de la désinsertion professionnelle et l'articulation avec la santé publique fait craindre à certains que leur mission se cantonne au maintien dans l'emploi et au suivi individuel, ou se disperse dans des actions périphériques. "La richesse du médecin du travail, seul acteur protégé par la loi, est de connecter examen des personnes et examen des conditions de travail et de consigner ses observations, rappelle Bernard Salengro, médecin du travail et expert confédéral CFE-CGC. Là, il ne va plus voir les conditions de travail et déléguera cette tâche."
A force de réformes et du fait de la pénurie de praticiens, l'intervention des médecins du travail dans l'entreprise est déjà très inégale. Pour Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), "une pratique ainsi déconnectée du terrain annihile le rôle d'alerte individuelle et collective du praticien et revient à faire de l'aptitude, voire de la sélection de la main-d'oeuvre". Des objections qu'Henri Forest balaie d'un revers de la main : "Chacun des acteurs doit garder son rôle. Nous ne proposons que des modifications de l'organisation du système pour que chacun puisse mieux travailler en proximité, en ayant une vision claire de ce que font les uns et les autres, avec des orientations homogènes correspondant à ce que les partenaires sociaux et l'Etat définissent."
Concernant le regroupement des acteurs dans un souci de cohérence et d'efficacité, le principe n'est pas mis en cause. En revanche, les moyens adoptés suscitent des résistances. Du côté patronal, notamment. A la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), Jean-Michel Pottier, vice-président chargé des affaires sociales, se méfie de cette construction "où les grands opérateurs sont coiffés par une agence étatique et où le marché de la prévention est insuffisamment ouvert à la concurrence". Présanse, l'organisation professionnelle qui regroupe les SSTI (16 000 personnes), partage les ambitions du rapport mais est réservée quant à l'efficacité du scénario. "Le risque, avec des structures régionales de 1 000 à 2 000 personnes, est de se retrouver avec un ensemble difficilement gérable pour assurer un service de proximité efficace, observe Martial Brun, son directeur général. Nos SSTI sont en faveur d'un meilleur pilotage, mais pas par le biais d'une structure centralisatrice." Ces associations d'employeurs ont aussi beaucoup à perdre avec une fusion, à commencer par la manne financière des cotisations qui leur sont jusqu'ici versées directement.
A contrario, du côté des professionnels de la santé au travail, "il y en aura peu pour regretter la gestion patronale de ces services", estime Bernard Salengro. Plusieurs organisations syndicales réclamaient d'ailleurs une réorganisation des SSTI avec une harmonisation des pratiques, une fédéralisation et un pilotage national, voire un rattachement à la Sécurité sociale. Aux yeux de la Fédération des intervenants en risques psychosociaux (Firps), la fusion aura l'avantage de contribuer à "réduire les inégalités d'accès des travailleurs et des entreprises aux services de prévention disponibles", grâce à une offre plus homogène Elle approuve aussi la séparation entre les fonctions de contrôle et de conseil, préconisée pour mettre les entreprises en confiance.
Entre inquiétude et optimisme
Un clivage qui ne passe pas dans les Carsat. "L'efficacité de notre action repose sur la double mission de conseil-contrôle des préventeurs, inscrite au coeur de notre système assurantiel, indique Thierry Balannec, ingénieur-conseil régional à la Carsat Bretagne. Nous ciblons les entreprises à forte sinistralité, nous les aidons à mettre en oeuvre des mesures de prévention éprouvées dans leur secteur d'activité et, en dernier recours, l'injonction est utilisée pour les obliger à agir et à préserver la santé des salariés." A l'Anact, les réactions sont plus optimistes. Pour cette chargée de mission, "le projet conforte l'approche de l'Agence ; la fusion nous permet de renforcer nos coopérations et de travailler à une harmonisation de nos pratiques".
Du côté des rapporteurs, on comprend que la fusion suscite des interrogations, notamment sur les emplois, les statuts, l'organisation dans les structures impliquées. "Il y a aussi des enthousiastes, note Charlotte Lecocq. Après, c'est une question de management des compétences dans chaque structure." Reste que, entre les discussions bilatérales avec les partenaires sociaux débutées fin août et la négociation nationale interprofessionnelle en vue d'un projet de loi annoncé en 2019, le projet de réforme de la santé au travail risque de beaucoup évoluer. Sans compter qu'"il peut servir de variable d'ajustement par rapport aux deux autres dossiers poids lourds de cette rentrée sociale : les retraites et l'assurance chômage", redoute un syndicaliste.
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Voir la rubrique "Débat" de ce numéro, page 52.