La réforme territoriale, un agent stresseur
La réforme territoriale, combinée aux restrictions budgétaires et au non-remplacement des départs en retraite, risque d'accroître l'intensification du travail et de dégrader la qualité du service et la santé des agents.
Initiée en 2012 et parachevée en juillet 2015 par l'adoption de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite "Notre", la récente réforme territoriale modifie en profondeur l'organisation des collectivités locales : métropoles regroupant plusieurs agglomérations, intercommunalités agrandies, passage de 22 à 13 régions métropolitaines... A travers ces fusions et mutualisations de services, l'enjeu annoncé par le gouvernement est bien de diminuer les dépenses publiques. Les dotations de l'Etat aux collectivités locales ont déjà chuté en 2015, et les élus évoquent une baisse de 11 milliards d'euros d'ici 2017. "Ces restrictions budgétaires, de l'ordre de 40 % sur trois ans, s'accompagnent d'une politique de non-remplacement des départs en retraite ou des arrêts maladie", reconnaît Stéphane Bussone, vice-président du Syndicat national des directeurs généraux des collectivités territoriales (SNDGCT).
Des médecins de prévention sursollicités
D'après le dernier baromètre ressources humaines du cabinet Randstad, 26 % des collectivités locales (communes et intercommunalités) projetaient de réduire leurs effectifs en 2015. Les baisses d'effectifs sont d'autant plus problématiques que de nouvelles missions ont notamment été confiées aux communes, comme la mise en oeuvre des activités périscolaires. La réforme s'accompagne d'une redistribution des compétences entre métropoles, communes, conseils généraux et régionaux. Or, de l'avis de nombreux acteurs de terrain, les moyens alloués sont loin d'être à la hauteur des missions attribuées aux quelque 2 millions d'agents des collectivités territoriales. "De manière générale, l'intensification du travail dans les collectivités territoriales a été amplifiée par la baisse des dotations", observe Elie Maroglou, ergonome et président du Réseau des préventeurs et ergonomes des collectivités territoriales (ResPECT). D'après lui, on assiste depuis quelques années, au sein des collectivités, à une augmentation de la sinistralité, accidents du travail, maladies professionnelles et longues maladies. "Il n'est plus question aujourd'hui d'embaucher pour compenser les restrictions d'aptitude, ce qui risque d'aggraver l'usure professionnelle des agents. L'importance des troubles musculo-squelettiques est déjà préoccupante dans certains services, petite enfance, espaces verts ou restauration, et ces pathologies professionnelles risquent d'augmenter avec l'intensification du travail", s'inquiète de son côté Florence Carruel, médecin du travail et présidente de l'Association nationale de médecine préventive des personnels territoriaux (ANMPPT). Selon Elie Maroglou, les crédits affectés à la prévention, lesquels pouvaient permettre de maintenir dans l'emploi les salariés vieillissants, ont aussi été revus à la baisse. "Nous n'avons plus les moyens de conduire des actions de prévention, déplore-t-il. Quant aux médecins de prévention, ils sont sursollicités par des agents en difficulté et n'ont plus le temps d'intervenir sur le terrain au titre de leur tiers-temps."
Le "travail empêché"
"Ils veulent faire plus avec moins d'agents, mais ce n'est pas possible. Avec cette intensification du travail, on risque de voir à terme une explosion de l'absentéisme pour maladie", prévient Christine Marchetti, secrétaire nationale CFDT Interco. Soucieuses de réaliser des économies en remplaçant par exemple des emplois statutaires par des emplois précaires, certaines collectivités territoriales choisissent de sous-traiter ou d'externaliser des services. "Ce sont surtout ceux où il y a déjà des gros soucis de santé au travail qui sont externalisés. C'est une façon d'évacuer le problème", commente Christelle Trouvé-Fabre, chargée de mission en analyse sociologique et membre de la fédération des services publics CGT.
Autre souci, l'impact de ces évolutions sur la qualité des services rendus. Selon l'Association des maires de France (AMF), la baisse des dotations de l'Etat fait peser un risque sur les services et équipements publics locaux, le tissu associatif et les aides aux personnes les plus fragiles. "Des tâches et des services tendent déjà à disparaître dans les collectivités, indique Elie Maroglou. Et c'est très difficile à vivre pour les agents, car ils ne sont plus en mesure de faire ce qu'ils estiment être un travail de qualité. Nous nous retrouvons dans la situation de ce qu'on appelle le "travail empêché"."
Pour Christelle Trouvé-Fabre, c'est le sens même de leur travail qui est mis à mal. "Avec le reporting, les agents passent leur temps à faire autre chose que leur travail", ajoute-t-elle. Depuis quelques années, les réformes dans la fonction publique territoriale se sont en effet accompagnées d'un changement culturel radical. On parle désormais de "mode projet", de "reporting", de "performances" et de "résultats". Dans une logique de réduction des coûts, les procédures sont standardisées, voire industrialisées, selon Elie Maroglou. La nature même du travail des agents a été revue à l'aune de cette logique de fonctionnement héritée du secteur marchand. "Ces changements affectent l'identité professionnelle des agents, ils remettent en cause leurs savoir-faire et leurs compétences. C'est moralement très dur pour eux", constate Christine Marchetti. Florence Carruel pointe quant à elle les "conflits éthiques" des chefs de service, amenés à devoir faire des choix et des coupes drastiques dans certains budgets.
La crainte des mobilités forcées
Mais ce sont surtout les mobilités imposées par les réorganisations, toujours à l'étude, des collectivités qui inquiètent les agents. Avec l'étendue de certaines super-régions sur plusieurs centaines de kilomètres, des agents devront nécessairement changer de lieu de résidence, d'autres seront amenés à faire de longs trajets, ce qui ne sera pas sans conséquences sur leur vie familiale et privée. "Les agents ne savent pas où ils vont travailler demain, ni avec qui, ni ce que l'on va leur demander de faire. Ils sont dans le flou et l'incertitude", souligne Christelle Trouvé-Fabre. Pour Stéphane Bussone, ce climat d'insécurité génère beaucoup de stress et de mal-être au travail. "Les risques psychosociaux vont être l'enjeu numéro un en matière de santé au travail", estime-t-il. Conscient des difficultés à venir, le ministère de la Décentralisation et de la Fonction publique a prévu une série de mesures pour l'accompagnement des agents : réalisation d'études d'impact RH, prime d'accompagnement à la mobilité, indemnité de changement de résidence, développement du télétravail...
"La CFDT n'est pas opposée aux changements, à partir du moment où le dialogue social est au coeur du processus", rappelle Christine Marchetti. Mais, selon beaucoup d'acteurs, le dialogue social est loin d'avoir été respecté. "Des technocrates ont décidé des changements. Les agents et les organisations syndicales n'ont jamais été invités à se mettre autour d'une table pour s'exprimer sur leur travail", résume Christelle Trouvé-Fabre.