Relancer la RTT, une nécessité ou une incongruité ?
Alors qu'on ne parle à droite que de faire sauter les 35 heures, la sociologue Dominique Méda publie un livre en faveur de la relance de la RTT. Un non-sens, lui répond l'économiste Gilbert Cette, pourtant l'un des artisans des lois Aubry
Dominique Méda, vous venez de relancer le débat sur la réduction du temps de travail (RTT) en publiant un ouvrage, Einstein avait raison,avec l'économiste Pierre Larrouturou et en signant l'appel de nos confrères d'Alternatives économiques. Est-ce légitime d'agiter ce "chiffon rouge" à la veille de l'élection présidentielle ?
Dominique Méda : Oui ! Je pense d'abord que nous avons besoin d'une psychanalyse collective pour comprendre comment cette politique - dont les principaux résultats sont positifs, comme l'a mis en évidence, en 2014, le remarquable rapport de la commission d'enquête parlementaire consacrée à cette question - a pu être à ce point transformée en bouc émissaire... En un mot, les lois Aubry ont créé des emplois (350 000 lui sont directement imputables, sur un total de 2 millions créés entre 1997 et 2002), elles ont amélioré la vie des salariés et, enfin, une dynamique très positive de rééquilibrage des investissements familiaux et professionnels des hommes et des femmes était à l'oeuvre. La deuxième loi Aubry a malheureusement relâché l'obligation de créer des emplois et de réduire fortement le temps de travail ; il a donc pu y avoir parfois intensification du travail et augmentation de la flexibilité. Ce qui incite à penser que les entreprises y ont aussi trouvé leur compte. Mais aujourd'hui, les politiques qui prennent pour cible principale le droit du travail ou le coût du travail contribuent à alimenter la dégradation de la condition salariale et des conditions de travail en France et en Europe.
Même si le chômage diminue, le rythme n'est pas à la hauteur de l'urgence. Nous devons tout faire pour répartir le volume de travail disponible de la manière la plus équitable possible, et évidemment par le biais d'une réduction de la norme de travail à temps complet plutôt que, comme cela se passe en Allemagne ou au Royaume-Uni, par le développement du temps partiel ; ce dernier continue en effet à concerner principalement les femmes, ce qui alimente les inégalités.
Enfin, j'indique que, dans notre livre, nous montrons de façon précise comment il est possible de réduire le temps de travail sans toucher au salaire net et sans augmenter le coût du travail.
Gilbert Cette, vous avez été l'un des artisans des politiques de réduction du temps de travail, notamment des lois Aubry I et II. Aujourd'hui, vous semblez réservé sur une telle réduction. Que pensez-vous des arguments de Dominique Méda ?
Gilbert Cette : Ces arguments ignorent totalement le contexte économique, et ils sont pour cette raison déplacés dans la situation actuelle. Une politique peut faire sens à certains moments - c'était le cas à la fin des années 1990 - et pas à d'autres. Des gains de productivité assez élevés peuvent permettre de contribuer à la fois au financement d'une RTT et à une hausse du pouvoir d'achat, sans dégrader les comptes des entreprises. Or, aujourd'hui, ces gains sont très faibles, en France comme ailleurs. Comment alors financer une RTT ? Laisser croire qu'elle peut s'autofinancer est irresponsable. Les salariés sont-ils prêts à une baisse de leur pouvoir d'achat ? Leur arbitrage semble actuellement plutôt être en faveur de son maintien, voire de sa progression. Croit-on pouvoir reporter ce coût sur les entreprises, sans conséquences pour la compétitivité et l'emploi ? Cela n'est pas sérieux. La France est un pays pâtissant d'un déficit de compétitivité, qui n'est pas durablement soutenable. Le coût du travail est l'un des éléments essentiels de la compétitivité. C'est pour cela que la question de ce coût doit être considérée sérieusement. Enfin, le Code du travail doit s'adapter pour mieux servir à la fois l'efficacité économique et la protection des actifs. Il est actuellement inefficace sur ces deux plans.
L'Allemagne, les Pays-Bas et l'Angleterre sont trois pays au plein-emploi. Et les inégalités de revenus sont, même après impôts et taxes, supérieures en France à ce qu'elles sont en Allemagne et aux Pays-Bas... Plutôt que d'apporter des réponses de nos jours inadaptées au vrai problème du chômage, il faut plutôt se demander pourquoi la France est l'un des très rares pays qui souffrent en Europe d'un chômage massif.
Est-il exact de dire que la RTT a participé à l'intensification du travail et à ses conséquences en termes de hausse des troubles musculo-squelettiques (TMS) et des risques psychosociaux (RPS) ?
G. C. : Certaines réorganisations visant à accroître la productivité peuvent intensifier le travail, avec parfois des conséquences pour la santé des salariés concernés. Ce n'est pas propre à la RTT et associer les deux est erroné. Les gains de productivité, et donc les réorganisations qui en sont à l'origine, sont indispensables pour financer l'amélioration du niveau de vie moyen de la population. Ainsi, la protection sociale dont nous bénéficions aujourd'hui n'aurait jamais pu être créée, se développer et se généraliser sans de tels gains de productivité. Mais il nous faut bien sûr demeurer attentifs à ce que certaines réorganisations n'induisent pas une dégradation des conditions de travail et une amplification des risques de santé. L'exemple des technologies de l'information et de la communication, les TIC, est significatif. Elles facilitent la mobilité, mais, mal utilisées, elles peuvent amener des travailleurs à ne jamais décrocher du travail. Il faut donc veiller à ce que les entreprises les diffusent sans que se généralisent de mauvaises pratiques.
D. M. : La RTT a sans doute participé à l'intensification du travail, par endroits. Mais on a commencé à parler de TMS au début des années 1990, donc bien avant sa mise en oeuvre. Les enquêtes Conditions de travail de la Dares ont indiqué qu'il y avait eu une "pause dans l'intensification du travail" entre 1998 et 2005, donc au moment même où se déployait la RTT. L'édition 2002-2003 de l'enquête Sumer, menée par des médecins du travail, a mis en évidence que les salariés ayant bénéficié d'une réduction du temps de travail avaient un temps de travail certes plus flexible que les autres, mais que leurs horaires étaient plus prévisibles et qu'ils étaient soumis à une pression temporelle moins forte. En résumé, la RTT a pu contribuer à l'intensification du travail lorsque la lettre et l'esprit de la loi n'avaient pas été respectés, notamment lorsque le temps de travail n'avait pas été réduit de manière suffisante et que des emplois n'avaient pas été créés à due proportion. Mais les causes de l'intensification tiennent avant tout aux nouvelles méthodes d'organisation et d'évaluation du travail mises en place à partir des années 1990.
Précisément, pour éviter des effets néfastes tels que le risque d'intensification du travail, ne faut-il pas envisager la réduction du temps de travail sur toute la durée de la vie professionnelle ?
D. M. : Dans notre livre, nous tentons de réfléchir à la façon dont ce risque peut en effet être évité : il faut tout d'abord exiger des créations d'emplois suffisantes et ensuite conditionner les aides à celles-ci. Nous proposons que des créations d'emplois à hauteur de 10 % de l'effectif de l'entreprise volontaire s'accompagnent d'une exonération de cotisations sociales pérenne de 8 % du salaire brut. Certes, la réduction du temps de travail tout au long de la vie est utile : on a des besoins en temps particuliers au moment où l'on a des enfants, lorsque des parents sont malades, en fin de carrière... Le problème est que cela est moins créateur d'emplois qu'une réduction sur des périodes plus courtes, notamment des réductions quotidiennes, hebdomadaires ou annuelles. Je suis personnellement très attachée à une réduction de la durée normale de travail, parce que c'est l'un des principaux moyens d'instaurer et de promouvoir l'égalité entre hommes et femmes. De fait, la prise en charge des enfants repose encore principalement sur les femmes, ce qui aggrave les inégalités professionnelles. Je vois dans la réduction du temps de travail sur la journée ou la semaine l'occasion d'inciter les pères à prendre davantage leur part de la vie familiale.
G. C. : Non, cela ne fait pas nécessairement sens. Prenons la situation du cadre qui, par les TIC, peut être sollicité à tout moment et pour qui les frontières entre vies professionnelle et personnelle sont floutées. La bonne réponse réside dans l'élaboration de protocoles de bonne utilisation des TIC. Par exemple, sauf cas de force majeure, aucun e-mail professionnel le week-end ni, en semaine, le soir ou la nuit. Exiger des créations d'emplois est une réponse bureaucratique qui peut, finalement, détruire des emplois du fait de coûts plus élevés et de difficultés supplémentaires de mise en oeuvre. C'est une réponse bien française, sans équivalent dans d'autres pays, scandinaves, nordiques ou rhénans, qui sont au plein-emploi et le plus souvent très attentifs aux risques professionnels. Prévoir des temps de travail allégés pour les travailleurs les plus exposés à certains risques identifiés présente un intérêt. Mais surtout, le rôle de la prévention est essentiel, ainsi que celui d'une détection très précoce des pathologies professionnelles, avec des formations adaptées pour accompagner des mobilités professionnelles.
Le dispositif de compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) prévoit une certaine forme de réduction du temps de travail - partir plus tôt en retraite ou travailler moins - pour les salariés qui ont été exposés à des conditions de travail altérant l'espérance de vie en bonne santé. Avec le recul de l'âge de la retraite, ne faut-il pas prévoir des mesures plus ambitieuses pour les seniors ?
G. C. : Plus structurellement, la coupure nette entre travail et inactivité au moment de la retraite peut être déstabilisante et pathogène. Concernant le C3P, il faudra une évaluation indépendante au bout de quelques années. On ne peut ignorer totalement la réaction des entreprises affirmant qu'il suscite un coût bureaucratique non négligeable. Peut-être exagèrent-elles, mais il faudra dresser un constat avec un peu de recul et sans a priori. Pour ma part, je suis plutôt partisan d'efforts de prévention, de suivi des salariés, de détection précoce des pathologies liées au travail et, surtout, de mobilité professionnelle. C'est souvent dans la durée que certaines conditions de travail deviennent pathogènes. Or la mobilité professionnelle est insuffisante en France, elle est freinée par de multiples dispositifs fiscaux mais aussi des politiques et garanties sociales. On s'intéresse trop peu à cette question, pourtant fondamentale dans le domaine de la santé au travail.
D. M. : Le C3P est une très bonne chose, mais il faut aller plus loin. Si nous ne le faisons pas, nous augmenterons simplement le nombre de seniors au chômage ou au RSA, donc nous les appauvrirons. Il est de ce fait nécessaire à la fois d'améliorer les conditions de travail et de songer à des dispositifs permettant des fins de carrière plus douces, comme la préretraite progressive, dont le bilan avait été jugé tout à fait positif.