Remplumer le droit du travail dans le ramassage de volailles en Bretagne
Ils vont chercher les poulets, la nuit, sur des fermes reculées, avant qu’ils ne soient menés à l’abattoir. En Bretagne, les ramasseurs de volailles travaillent dans des conditions difficiles et voient parfois leurs droits bafoués dans une filière avicole sous tension.
Jusque-là invisible, agenouillé les mains dans la fiente, il s’est enfin décidé à parler1
. En avril 2020, Etienne Coli a poussé la porte du bâtiment de la CGT de Morlaix (Finistère), pour raconter ses conditions de travail au sein de l’entreprise de ramassage de volailles Prestavic. Elles sont proches de l’esclavage : nuit de travail complète payée trois heures, sans pause ni repas, brimades répétées, loyer ponctionné sur le salaire pour un logement insalubre, au milieu du « ballet diplomatique des rats ».
Comme lui, ils sont seize travailleurs sans-papiers à avoir été recrutés porte de la Chapelle, à Paris, sur une promesse : celle d’être régularisés grâce à leur travail. Mais derrière les fiches de paye… du vent. Leur patron ne les a pas déclarés à la préfecture. Lors d’un premier procès, il a été condamné à deux ans de prison ferme pour traite d’êtres humains. Jeudi 6 juillet, le tribunal correctionnel de Brest a confirmé cette peine, après l'audience du procès en appel du 25 mai dernier. Voilà un cas extrême dans l’industrie avicole bretonne, mais qui dit quelque chose d’une filière à bout de souffle.
Dès que l’affaire a éclaté, les éleveurs ont éprouvé un certain malaise. « La profession s’est sentie salie par la médiatisation. Plein de patrons m’appelaient pour me mettre la pression : “La CGT, vous allez arrêter votre bordel, oui !” », s’enflamme Marc Corbel, représentant syndical de Morlaix et défenseur des sans-papiers. Le secteur de la viande représente 55 000 emplois, soit près de la moitié des salariés des industries agroalimentaires de la région, selon la chambre d’agriculture de Bretagne. Cette importance stratégique n’incite pas à la transparence, tout comme la pression mise par les milieux animalistes. « Pendant des années, fallait pas montrer qu’on tuait pour pouvoir manger un steak dans l’assiette », reconnaît Jean-Luc Souvestre, employé en abattoir.
Le ramassage échappe aux contrôles
Omerta ne rime pourtant pas avec impunité. Du moins, pas sur tous les maillons d’une filière qui se divise ainsi : élevage, ramassage, abattage et transformation de la viande. Dans les abattoirs, les contrôles existent bel et bien, assure Olivier Louchard, élu de la CFDT Bretagne : « Avec nos sections syndicales, on connaît tout le monde. S’il y avait une irrégularité, on le saurait aussitôt et on le ferait remonter à l’Inspection du travail. » Sur d’autres secteurs, c’est moins clair. Avant d’être tuées, les volailles sont attrapées par des sociétés de ramassage, on en dénombre entre 20 et 30 en Bretagne. « C’est l’acteur un peu laissé pour compte de la chaîne. Ces entreprises ont l’impression d’être un mal nécessaire », déplore Sébastien Tilly, inspecteur du travail qui chapeaute des réunions d’échanges au sein de la filière.
Le métier est ingrat. Maël Guilloteau, 22 ans, l’a expérimenté en tant que saisonnier. C’était il y a cinq ans, mais il s’en souvient comme si c’était hier : « On travaille de nuit pour ne pas réveiller les bêtes. Quand on entre dans le hangar, il y a 20 000 poules à enlever, les unes sur les autres, c’est dire la taille de la tâche. » Il marque une pause avant de reprendre d’une traite : « Il y a des cadavres, des bêtes blessées, parfois quand on les ramasse, on sent les os se casser sous nos doigts. »
Sans parler des conditions d’accueil sur les élevages, parfois indignes. « Les producteurs ne mettent pas forcément de vestiaires à disposition, glisse Michel Le Bot, délégué syndical CFDT. Les ramasseurs se changent des fois dans le froid ou dans le fourgon de transport. » Et ce, en violation de l’article 68 de la convention collective nationale des industries de la transformation des volailles, qui impose vestiaires ou lavabos en nombre suffisant. A cela s’ajoutent d’autres manquements. Là où la convention précise que les ramasseurs doivent être prévenus de leur planning au moins trois jours à l’avance, ils sont parfois appelés le matin même. Ils doivent se tenir à disposition, en permanence, le tout pour un salaire de misère. Maël Guilloteau tend sa fiche de paye : 400 euros pour deux mois. Il n’a pas fait un temps plein, mais il n’a pas non plus été payé pour les temps de trajet d’un élevage à un autre, entre une et deux heures à chaque fois.
Si ces écarts à la réglementation passent sous les radars, c’est à cause du manque de contrôles. Les entreprises de ramassage comptent pour la plupart moins de 50 salariés ; il n’y a pas de délégué syndical ou de commission santé, sécurité et conditions de travail - laquelle n’est obligatoire qu'au-delà de 300 employés. Quant aux contrôles inopinés ? « C’est extrêmement difficile », admet l’inspecteur du travail Sébastien Tilly. Les trajets en camion sont peu traçables et il n’a pas accès aux fiches de déplacements en amont. « Les salariés peuvent nous prévenir d’un ramassage tel jour, à telle heure, à tel endroit. Mais c’est rarement le cas. C’est dans les situations les plus graves qu’on fait appel à nous », explique-t-il.
Un manque criant d’attractivité
Résultat ? Le recrutement est un problème récurrent. Selon Pôle emploi, 90 % des contrats signés sont des CDD de moins d’un mois dans les métiers dits d’aide agricole et aquacole. « C’est compliqué de trouver des gens pour enlever les volailles la nuit et le dimanche soir, avance à demi-mot Christophe Thébault, éleveur et directeur des Volailles du Poher. Les sociétés ont beaucoup travaillé avec des Roumains... Mais ils bossent trois ou quatre mois et ils partent. »
Le ramassage est le secteur le plus sensible de la filière avicole, mais n’est pas seul responsable d’une situation qui trouve son origine dans la bataille économique avec d’autres pays européens, dont l’Allemagne. « Longtemps, il y a eu de la main-d’œuvre étrangère payée moins cher là-bas, décrypte Jean-Paul Simier, économiste. Ça a beaucoup cassé l’industrie agroalimentaire française. On a perdu énormément de parts de marché. » Aujourd’hui, la France importe près de 50 % de sa consommation de poulet - la seule viande qui progresse, selon un rapport du Sénat de septembre 2022 sur la Ferme France. « On est dans une perte de compétitivité prix, analyse Jean-Paul Simier. Avec de bonnes raisons : on essaye d’avoir des élevages plus petits, moins industrialisés et on paie un peu mieux les ouvriers. » Sauf ceux employés par les sociétés de ramassage donc, dont les prestations à prix cassés peuvent permettre aux abattoirs français de baisser leurs coûts de production.
Responsabiliser les acteurs de la filière
Dans ce contexte, que faire pour améliorer les conditions de travail ? La Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) Bretagne a organisé en 2022 deux réunions avec les acteurs de l’industrie avicole. D’après l’inspecteur du travail Sébastien Tilly, ces derniers sont « volontaires pour qu’il y ait des changements dans la filière ». Notamment pour en finir avec le non-respect du délai de prévenance, soit les appels aux ramasseurs à la dernière minute.
« C’est sur ce point que les employeurs sont souvent condamnés », détaille Dominique Le Guillou-Rodrigues, avocate spécialisée en droit du travail à Quimper (Finistère). Là-dessus, tout reste à faire. Chacun se renvoie la balle dans un système de sous-traitance qui favorise la responsabilité en cascade. Les entreprises de ramassage de volailles sont normalement chargées de prévenir leurs employés. Mais ce sont les abattoirs qui fournissent les plannings de production et imposent leur rythme, dans un contexte de forte compétitivité.
Selon Sébastien Tilly, l’objectif est de se doter, d’ici la fin de l’année, d’une charte pour améliorer les conditions de travail dans le ramassage de volailles, en prenant modèle sur celle de la région Centre-Val de Loire. Rédigée en novembre 2021, cette dernière préconise un CDI à 1 500 euros net, la limitation des temps de transport et d’attente et la transmission des plannings d’abattage aux prestataires deux jours à l’avance.
Qu’en pensent les employeurs bretons ? Les sociétés de ramassage de volailles n’ont pas souhaité nous répondre. Luca Pelletier, 24 ans, a testé le ramassage après l’entrée en vigueur de la charte dans le Centre-Val de Loire. Elle n’a pas tout résolu selon lui. « J’ai encore du mal à mettre les pieds au travail, quel qu’il soit, souffle-t-il. Je suis marqué par mon expérience dans le ramassage ». Il n’a tenu qu’un mois : « Les trajets qu’on faisait n’étaient pas comptés comme des heures de travail. J’ai même entendu mon patron se vanter d’avoir planté des ramasseurs sur les fermes, sans moyen de revenir, parce que, selon lui, ils n’avaient pas assez bien travaillé. Ils ont dû revenir en stop. »
Une charte, en effet, ne peut engager qu’une « responsabilité morale », selon les mots de Sébastien Tilly. En Bretagne, suffira-t-elle à enclencher une refonte de la filière avicole pour que les droits sociaux des ramasseurs soient respectés et que le métier gagne en attractivité ?
- 1Cette enquête a été récompensée par le prix 2023 de l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis), attribué aux journalistes en formation.