René Baratta, artisan des images du travail
Documentariste et ergonome, René Baratta pose sa caméra au sein des entreprises. Avec une double ambition : " montrer l'intelligence et l'énergie que les gens déploient " dans leurs tâches et susciter le débat sur les conditions de travail.
Il se définit modestement comme un " artisan des images du travail ", qui essaye d'entrer dans les entreprises avec une caméra à l'épaule dès qu'il le peut. Après plus de vingt-cinq ans de réalisation dans le domaine du travail et de l'insertion sociale - avec, à son palmarès, quelques documents marquants comme Aucun risque ! Paroles de compagnons, Les sentinelles de la route, Le nucléaire et l'homme ou encore Le client roi, diffusé sur France 5 -, René Baratta rêve de poursuivre son chemin en faisant des films sur les managers ou sur les métiers du social, là où... " il n'y a rien à voir "
Saisir l'invisible du travail, c'est justement la patte du cinéaste. Diplômé en sciences économiques, il a appris le montage lors d'un séjour de deux ans aux Etats-Unis et, avant de se lancer dans les images, a été employé dans des foyers de mères célibataires et de jeunes travailleurs. Une fibre sociale, un " goût du travail bien fait " que lui a transmis son père, peintre en bâtiment... rien d'autre ne prédestinait le jeune homme à devenir ce documentariste dont beaucoup reconnaissent la singularité. " Quand j'ai découvert ses films, j'ai été frappée par leur justesse, témoigne la sociologue Marie-Anne Dujarier. Dans un paradoxe apparent, il parvient à nous montrer l'invisible : le travail réel et les difficultés qu'affrontent vraiment les travailleurs. "
Des outils pour penser la prévention
Paradoxe qui n'a pas manqué de susciter, au départ, un certain scepticisme chez Damien Cru, consultant en psychopathologie du travail, que René Baratta voulait embarquer dans son film sur la façon dont les ouvriers d'un chantier de BTP vivent le risque, le danger, la peur dans leur activité : " Je lui ai d'abord opposé un refus, en lui disant que cette matière était trop subtile et ne se donnait pas à voir ! Il m'a répondu que c'était son problème de réalisateur et pas le mien. Aujourd'hui, je me sers régulièrement d'Aucun risque ! Paroles de compagnons dans les formations que je donne, et je ne m'en lasse pas. Il contient des scènes fondamentales pour penser la prévention. "
Si l'on prête à René Baratta un regard particulier, filmer le travail n'a rien, à ses yeux, d'un talent inné. Au milieu des années 1980, alors qu'il tourne des films institutionnels afin d'apprendre le métier, il est contacté pour mettre en images les résultats d'une étude menée par deux ergonomes sur les chantiers d'une entreprise du bâtiment : " J'étais étonné par la façon dont ils observaient le travail, fasciné par tout ce qu'ils voyaient dans l'activité des opérateurs et qui, jusqu'à présent, m'était totalement étranger. " Cependant, l'entreprise se révèle ardue et la caméra court après les situations de travail fugitives, souvent finies une fois que l'équipe technique, qui veut de la belle image et du beau son, est prête !
" Objet vidéo non identifié "
Cette première expérience conduit le réalisateur à changer son modus operandi : " Il fallait reléguer l'esthétique au second plan pour davantage s'intéresser au travail. Donc faire des repérages plus poussés en amont, tourner des plans-séquences plus longs pour saisir l'activité des salariés dans sa continuité, sous tous les angles utiles, pour en montrer les multiples dimensions. Mais aussi réaliser des interviews plus approfondies, pour que les intéressés expriment toutes les nuances de leur vécu face à ces situations. "
C'est ce que le cinéaste parvient à faire dans Aucun risque ! Paroles de compagnons, après s'être immergé sur le chantier pendant près d'un an. A partir de ce moment, il sait ce qu'il veut faire : " Je veux montrer l'intelligence et l'énergie que les gens déploient quand ils travaillent pour sortir la production, malgré les imprévus et les mauvaises conditions de travail. " Selon Michel Berthet, qui a été l'ergonome complice et conseiller de plusieurs films, René Baratta capte des choses qui échappent à l'oeil ordinaire, voire à celui de l'ergonome : " Il restitue également aux gens qu'il filme leur dignité et l'épaisseur de leur expérience du métier. C'est aussi quelqu'un qui se passionne pour les rapports sociaux et ses films permettent de créer le débat. "
Naît alors l'idée d'utiliser les images comme dispositif central dans les interventions ergonomiques en entreprise. Un premier document est tourné sur des situations intéressantes à montrer aux salariés. Comme l'explique René Baratta, il est un objet de médiation pertinent pour les aider à prendre du recul par rapport à leur activité et à construire un point de vue sur leur travail. Dans ces " autoconfrontations " collectives filmées s'ouvre un espace de discussion. " Monté sans commentaires, précise le réalisateur, avec les séquences d'observation du travail et les débats qu'elles suscitent, ce que j'appelle "l'ovni" - objet vidéo non identifié - n'est pas mon film, car il n'y a pas de construction narrative. D'ailleurs, les salariés disent en évoquant ce document : "Notre film". "
De là à devenir ergonome, il n'y a plus qu'un petit pas. René Baratta le franchit en 2002, année où il décroche un DESS en ergonomie et conception des systèmes de production. " J'avais filmé les idéologies défensives de métier sans savoir ce que c'était !, raconte-t-il. Cet apprentissage théorique m'a permis de mieux conceptualiser le travail, mais il n'a pas changé ma façon de filmer. C'est avant qu'elle a évolué, quand j'ai commencé à collaborer avec des chercheurs, ergonomes ou sociologues. "
Le refus du sensationnel
Aujourd'hui, le réalisateur endosse avant tout sa casquette d'ergonome pour des interventions dans les expertises pour les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Il donne aussi des cours dans deux masters d'ergonomie sur le thème " Filmer le travail, pour quoi faire ? ". Il est moins souvent derrière la caméra. Car, depuis quelques années, il constate la difficulté à décrocher des budgets pour des films de recherche. Quant à l'expertise CHSCT, elle est trop conflictuelle pour pouvoir utiliser la vidéo, qui ne garantit pas l'anonymat des salariés comme un rapport écrit. Et trouver un diffuseur pour un documentaire sur le travail, ainsi qu'il a pu le faire avec Le client roi, chronique de la vie des salariés d'une agence d'Europcar, relève presque de la mission impossible : " Les chaînes veulent du sensationnel et ne s'intéressent au travail que lorsqu'il y a des accidents ou de la souffrance à montrer. Je n'ai pas envie de réaliser ce genre de documents, uniquement avec des témoignages de salariés et des images floutées. Pour moi, filmer le travail suppose de pouvoir rentrer dans les entreprises, ce qui s'avère de plus en plus compliqué. "
René Baratta est-il pour autant un militant ? Selon Damien Cru, ce n'est pas un homme qui propose des mots d'ordre : " Ses réalisations ne délivrent pas un message unique, codifié, fermé, car il ne filme ni avec un regard surplombant, ni dans l'empathie totale. Elles invitent davantage au questionnement pour changer les représentations. " L'intéressé reconnaît être un " militant de la cause du travail, du "réhabiliter le travail" ", un travail auquel les gens consacrent les deux tiers de leur vie " dans des conditions de plus en plus effroyables "" Comme réalisateur ou comme consultant aujourd'hui, j'ai à coeur de faire avancer l'idée que l'amélioration des conditions de travail est une chose indispensable. "
à lire
" Du film à l'ovni en passant par le travail ", par René Baratta, dossier " Filmer, chercher ", Communications n° 80, novembre 2006, Seuil.