Repérer les cancers professionnels pour mieux les réparer
A Avignon et en Provence-Alpes-Côte d’Azur, la recherche du lien entre certains cancers et le travail mobilise plusieurs dispositifs. Des actions menées en parallèle mais qui convergent vers une meilleure reconnaissance en maladie professionnelle.
Médecin du travail en service interentreprises à Avignon (Vaucluse), Benoît de Labrusse a commencé à s’intéresser aux cancers professionnels avec l’amiante. « Dans les années 1980, interpellé par la banalisation de son utilisation, j’ai alerté des entreprises, la Sécurité sociale et l’Inspection du travail sur ses dangers », rappelle-t-il. Lorsque son usage a enfin été interdit, en 1997, le praticien a participé au recensement des entreprises l’ayant utilisé, afin de permettre à leurs salariés de bénéficier d’une surveillance médicale post-exposition et de partir en préretraite dans le cadre de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Acaata). « Mais je voulais aussi rechercher des expositions potentielles chez les personnes atteintes d’un cancer du poumon ou d’un mésothéliome, les principales pathologies liées à l’amiante, explique-t-il. Il fallait donc trouver des lieux où ces cancers étaient diagnostiqués. »
Curriculum laboris
A Avignon, deux structures posent ces diagnostics : le centre hospitalier Henri-Duffaut et l’Institut du cancer Avignon-Provence (Icap), anciennement appelé Sainte-Catherine. Avec Daniel Serin, ex-médecin chef de l’Institut, Benoît de Labrusse a alors mis en place fin 2014 une « consultation du risque » : « Tous les patients à qui l’on diagnostique un cancer primitif du poumon ou un mésothéliome reçoivent un curriculum laboris pour recenser les étapes de leur carrière professionnelle et leurs éventuelles expositions. » Le médecin du travail et sa consœur Brigitte Le Meur étudient les réponses au questionnaire. Selon un bilan réalisé de 2014 à 2020, 538 curriculum laboris ont ainsi été remplis par les patients. Après avoir écarté une partie des dossiers, pour lesquels ils estiment qu’il n’existe aucune exposition professionnelle à un cancérogène, les praticiens reçoivent les patients : 300 consultations ont eu lieu selon le même bilan. « Chez 70 % d’entre eux, nous trouvons des expositions qui peuvent donner lieu à une déclaration en maladie professionnelle, poursuit Benoît de Labrusse. Outre l’amiante, l’arsenic a ainsi été utilisé jusqu’en 2001 par les viticulteurs et peut être à l’origine de cancers du poumon et de la vessie. »
En termes de réparation, la démarche produit des résultats : sur 132 déclarations effectuées et traitées par la Sécurité sociale entre 2014 et 2020, 100 ont débouché sur une reconnaissance en maladie professionnelle, soit 76 % des demandes au lieu de 40 % au niveau national. « Une différence marquée qui s’explique par le fait que nous instruisons le lien entre le cancer et le travail, ce qui donne plus de poids aux demandes, souligne le médecin du travail. Sur plus de 700 dossiers étudiés en six ans, un ou deux patients par an seulement avaient déjà enclenché une déclaration en maladie professionnelle, ce qui signifie que la plupart n’auraient pas entrepris cette démarche s’ils n’étaient pas passés par notre dispositif, car ils ignorent leur exposition et leur droit à la réparation. »
L’initiative prise par Benoît de Labrusse n’est pas restée isolée. D’autres ont été lancées depuis à Avignon, mais aussi en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Toutes visent le même objectif : identifier l’origine professionnelle de certains cancers pour en faciliter la reconnaissance.
Des oncologues formés à la santé au travail
Ainsi, la démarche menée à l’Icap a intéressé Borhane Slama, chef du service d’hématologie clinique et oncologie médicale du centre hospitalier d’Avignon (CHA), où une consultation du risque a également été mise en place en 2017, mais avec un recrutement initial des patients différent. « Ce sont les médecins oncologues qui identifient les patients potentiellement exposés après une formation aux cancérogènes, aux travaux qui exposent et à la procédure de reconnaissance en maladie professionnelle », explique Nicolas Cloarec, oncologue au CHA. Un curriculum laboris est là aussi adressé aux patients concernés et leurs réponses sont analysées par les médecins du travail Benoît de Labrusse et Brigitte Le Meur. Si leur dossier le justifie, ils sont reçus pour détailler les expositions possibles, concernant essentiellement des cancers bronchopulmonaires ou hématologiques. « 30 à 40 % des patients atteints de cancer reçoivent le questionnaire », poursuit Nicolas Cloarec. Depuis 2017, 220 curriculum laboris remplis ont été retournés aux deux médecins du travail qui ont mis en évidence, pour les cancers hématologiques, des expositions au benzène, aux solvants, aux pesticides et aux rayonnements ionisants.
Le compte rendu de la consultation du risque facilite là encore la demande de reconnaissance en maladie professionnelle, accompagnée par deux assistantes sociales et un secrétariat dédié. « Sans cet accompagnement, 95 % des patients n’iraient pas jusqu’au bout de la démarche, estime Nicolas Cloarec. Plus que par l’indemnisation, pourtant importante, les victimes sont motivées par la recherche de la cause de leur maladie et le souci de protéger d’autres travailleurs exposés. » Ce dispositif, comme de celui de l’Icap, présente néanmoins une même limite : « Nous recherchons exclusivement des cancérogènes qui figurent dans les tableaux de reconnaissance en maladie professionnelle, contrairement au Giscop 84 », relève Nicolas Cloarec.
64 cancérogènes passés au crible
Le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle du Vaucluse ou Giscop 84 a lui aussi été créé en 2017, à l’initiative d’un collectif incluant Borhane Slama et des chercheurs en sociologie. Il s’inspire du Giscop 93, fondé en 2002 en Seine-Saint-Denis par la sociologue de la santé Annie Thébaud- Mony. Tous les patients atteints d’un lymphome non hodgkinien ou d’un myélome multiple, diagnostiqués à l’hôpital d’Avignon, se voient proposer un entretien pour reconstituer leur carrière. « La description fine des activités de travail établie dans ce cadre est analysée par un collectif d’experts – constitué de médecins du travail, toxicologues, ingénieurs de prévention… – qui identifie les expositions aux cancérogènes subies sur chaque poste de travail », explique Judith Wolf, codirectrice du Giscop 84 avec Moritz Hunsmann. Soixante-quatre substances classées cancérogènes par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) ou l’Union européenne sont prises en compte.
Sur les 309 patients dont le parcours professionnel a été étudié, le collectif d’experts considère que 159 d’entre eux, soit plus de la moitié, ont subi des expositions qui les rendent éligibles à une reconnaissance en maladie professionnelle. Seize seulement l’ont obtenue, dont neuf en raison d’expositions aux pesticides. « Il y a un équilibre difficile à trouver entre une orientation réservée seulement aux patients sûrs d’obtenir une reconnaissance, ou ouverte à des victimes avec des dossiers à l’issue plus incertaine, mais dont l’aboutissement est susceptible, à la longue, de faire avancer la réglementation », précise Judith Wolf. Le manque de connaissances des expositions cancérogènes dans certains secteurs d’activité joue aussi. « Au Québec, des études ont montré les liens entre les produits utilisés par les coiffeuses et des cancers professionnels, note-t-elle. Or ces derniers sont très peu reconnus en France. Cette méconnaissance des expositions se retrouve également dans les métiers du nettoyage. »
Sensibiliser les médecins de ville
Tous ces dispositifs bénéficient d’un soutien de l’Agence régionale de santé de Provence-Alpes-Côte d’Azur (ARS-Paca). Celle-ci finance aussi une autre initiative, un peu différente : le Système d’information en santé, travail et environnement Paca ou Sistepaca, animé par l’Observatoire régional de la santé. « Créé en 2004, il a pour objectifs principaux de favoriser les échanges entre les professionnels de santé et leurs collègues en santé au travail, d’informer et de sensibiliser les premiers à la déclaration en maladie professionnelle et à la prévention de la désinsertion professionnelle », explique Virginie Gigonzac, en charge de l’animation du dispositif.
Le Sistepaca assure la formation en santé au travail des internes de médecine générale des facultés de Marseille et de Nice. Surtout, un groupe pluridisciplinaire, réuni tous les mois, alimente un site internet dédié avec notamment la publication de fiches sur les cancers professionnels. « Ces fiches s’adressent aux professionnels de santé, afin de les aider à repérer un lien éventuel entre un cancer et une activité de travail, en vue de favoriser un dépistage précoce et une reconnaissance de l’origine professionnelle », indique Virginie Gigonzac.
Le Système d’information en santé, travail et environnement Provence-Alpes-Côte d’Azur ou Sistepaca dispose d’un site dédié, où il est possible de retrouver les informations et fiches pratiques concernant le repérage des cancers liés au travail et leur déclaration en maladie professionnelle : www.sistepaca.org