Repères pour négocier le télétravail
C’est le sujet de la rentrée pour nombre d’employeurs : trouver un accord avec les organisations syndicales pour aménager l’activité à distance. Cela ne s’improvise pas. Voici quelques éléments à prendre en compte pour préserver la qualité du travail et la santé.
Lorsqu’ils engagent une négociation sur la pérennisation du télétravail au-delà de la période exceptionnelle de crise, les responsables des ressources humaines et les représentants du personnel disent se heurter à trois difficultés majeures. La première est d’ordre méthodologique. Par quoi commencer ? Comment identifier les activités « télétravaillables » et articuler travail sur site et à distance ? Quelles sont les obligations légales concernant les lieux, la prise en charge des coûts, le matériel, etc. ?
La seconde porte sur les risques liés à la perte de proximité physique dans les relations de travail. Car celle-ci remet en cause les fonctionnements collectifs existants, notamment ceux qui reposent sur l’oral. Elle bouleverse la culture managériale. Cette distance est souvent source d’appréhensions, tant chez les dirigeants, qui craignent que le sentiment d’appartenance à l’entreprise des collaborateurs et l’identité au travail se perdent, que chez les salariés, qui redoutent de ne plus avoir le même accès à des ressources essentielles : informations, entraide, soutien social.
La troisième difficulté tient au renforcement de l’individualisation du rapport au travail. Parce que le télétravail s’est déployé massivement pendant la pandémie, sa perception est très variable d’un individu à l’autre, suscitant du rejet chez les uns, qui ne veulent plus en entendre parler, ou une forte adhésion chez les autres, qui n’imaginent plus s’en passer. Cet écart s’explique par une hétérogénéité des vécus pendant le « télétravail de crise ». La nature de l’activité, les équipements fournis, le degré d’appropriation des outils numériques ont joué un rôle dans ces perceptions, comme les caractéristiques du lieu où l’on travaille à distance (qualité du réseau de communication, espace disponible, présence de tiers, etc.).
Une phase préparatoire d’écoute
Ces difficultés ne sont toutefois pas insurmontables. Il est possible de faire du télétravail un levier de performance et de qualité de vie au travail, sous réserve que les négociations ne fassent pas l’impasse sur un débat approfondi, permettant d’imaginer une organisation pertinente en termes de règles, outils et fonctionnement collectifs. Et qu’elles privilégient une approche par l’activité, avec pour objectif de préserver les conditions de travail de tous.
Plusieurs étapes nous semblent nécessaires. Les retours d’expérience sur le « télétravail de crise », recueillis auprès des salariés et des managers, apparaissent comme un préalable à la réflexion. Ils aident à passer en revue différents points : l’organisation des derniers mois et ses effets sur l’activité, les problèmes rencontrés, les initiatives intéressantes à partager, etc. C’est un socle concret pour discuter ensuite des pratiques de collaboration à distance qu’il serait approprié de conserver et des améliorations à apporter.
Cette étape préparatoire, nourrie du terrain, est aussi l’occasion de préciser ce que l’on attend de cette nouvelle organisation, du point de vue de la performance et de la qualité du travail. Et de mettre en évidence des points de vigilance. Partager une vision claire des opportunités et des risques du télétravail est un bon point de départ de la négociation. La discussion sur l’activité est dès lors essentielle, pour mettre en visibilité ce qui l’est moins avec la distance et construire des repères professionnels communs sur des principes garantissant le collectif.
Concrètement, l’analyse du travail est menée dans des ateliers, organisés par unité ou par groupe plurimétiers. Pendant deux ou trois séances, les participants détaillent les activités réalisées quotidiennement et estiment les moyens nécessaires (humains, matériels et spatio-temporels) pour les accomplir. Cette approche permet d’identifier celles qui ne peuvent ou ne présentent pas d’intérêt à être effectuées à distance, et ainsi de définir la part « télétravaillable » d’une fonction – laquelle varie d’une entreprise à l’autre et d’un métier à l’autre. On se rend alors compte qu’il n’y a pas un nombre « idéal » de jours de télétravail, de même qu’il ne faut pas préjuger de la compatibilité (ou non) d’une activité avec le travail à distance. La démarche pose des critères clairs et objectifs d’éligibilité au télétravail, de nature à remédier au sentiment d’iniquité pour ceux qui n’y auraient pas accès.
Clarifier les marges d’autonomie
Elle est également l’occasion de repérer les impacts du télétravail, afin de trouver la meilleure articulation possible entre présentiel et distanciel et d’anticiper les risques pour la santé des salariés. Par exemple, si l’accueil physique des visiteurs n’est pas confié à une personne en particulier, le télétravail des uns est susceptible de générer une charge supplémentaire pour les autres ; c’est une source potentielle de conflit. Outre que les ateliers sont appréciés par les salariés, qui y voient une occasion de renouer avec les collègues et de témoigner de l’évolution de leur quotidien professionnel, ils ouvrent la voie à une réflexion plus globale sur l’amélioration des conditions de travail. Les discussions agissent comme une caisse de résonance ; elles mettent en lumière des dysfonctionnements qui sont habituellement régulés par la présence sur site.
Pendant la crise sanitaire, une large autonomie a été laissée aux télétravailleurs, pour l’organisation de leur journée, les horaires, le lieu de travail, voire l’alternance des périodes d’activité sur site et à domicile. La formalisation d’un cadre plus pérenne pour l’exercice du télétravail nécessite de réajuster ou, a minima, de clarifier l’autonomie qui leur sera accordée demain. C’est indispensable à un fonctionnement collectif clair et équitable, qui conjugue efficacité et satisfaction au travail. L’accord peut prévoir de la souplesse dans l’organisation individuelle, en s’appuyant sur les principes de confiance et de transparence. Avec, par exemple, une latitude dans le positionnement de jours de télétravail, flottants ou fixes, en fonction des caractéristiques de l’activité. C’est également une opportunité pour mettre à plat les inégalités entre les femmes et les hommes, notamment en matière d’intensification du travail, lorsque le télétravail se cumule à la charge domestique et parentale.
Les repères des managers de proximité sont eux aussi bousculés. Leur façon d’animer les collectifs et de soutenir les individus évolue, demandant d’autres compétences et d’autres outils. Et ces derniers expriment des difficultés à remplir leur rôle dans ce nouveau contexte. Ils ont besoin d’être accompagnés dans cette transformation de leur métier.
Une recomposition des collectifs
Le travail collectif est un soutien pour les salariés. Il les sort de l’isolement en les associant à la vie de la structure et participe à la qualité du travail. Le collectif s’entend dans sa dimension verticale (direction et équipe) et dans sa dimension horizontale (au sein de l’équipe).
Or, l’éloignement physique modifie les interactions entre personnes. Une part d’imprévu et d’informel disparaît, remplacée par des relations davantage planifiées, avec des échanges plus « formatés ». Cela nuit potentiellement à la construction de rapports de confiance et freine la régulation collective de l’activité. La communication non verbale ne pouvant être utilisée, des incompréhensions peuvent miner la coopération au sein d’une équipe.
Le télétravail ne s’oppose pas à la constitution de collectifs forts, à certaines conditions. La négociation doit ainsi s’attacher en premier lieu à décrire précisément leurs fonctionnements, comme les modalités des réunions, leurs objectifs, leur durée. Une attention particulière doit être accordée à l’organisation de moments en commun, avec et sans la hiérarchie – une part d’entre eux se déroulant régulièrement dans l’entreprise. Le maintien d’un site de travail joue un rôle fondamental à cet égard, permettant aux salariés non seulement de se retrouver mais aussi d’accéder à des ressources multiples (documentation, fournitures, photocopieur…). L’animation d’espaces de discussion sur le travail par des managers formés à l’exercice se révèle également un facteur bénéfique.
Une part d’incertitude subsiste
Il est capital de veiller à ce que l’organisation en télétravail ne conduise pas à des règles de prescription, d’évaluation et de suivi de l’activité supérieures ou plus exigeantes que celles du travail du site. La charge de travail, les normes de production et les critères de résultats doivent être équivalents à une situation comparable en présentiel. Dans son guide pratique Le télétravail durant la pandémie de Covid-19 et après, publié en octobre 2020, l’Organisation internationale du travail (OIT) donne une marche à suivre intéressante pour le suivi de l’activité : « Identifier les objectifs recherchés, ainsi que les étapes à franchir et les tâches à accomplir pour y parvenir ; suivre les progrès réalisés et en discuter, sans pour autant établir une procédure de rapport trop lourde. Cela donne aux travailleurs la flexibilité et l’autonomie nécessaires pour organiser leur travail sans que le responsable s’astreigne à en vérifier constamment la progression. »
Et il ne faut pas oublier de traiter les questions relatives à la surconnexion, en précisant les périodes de trêve dans l’utilisation de la messagerie professionnelle en dehors des horaires d’ouverture de l’établissement ; elles doivent correspondre au moins au temps de repos.
Bien que facilitée par les technologies modernes, la mise en place du télétravail représente une mutation profonde. Anticiper et accompagner cette transformation organisationnelle pour en prévenir les risques éventuels est une première étape. Cependant, même lorsqu’ils sont éclairés par des analyses préalables, les choix et les arbitrages de la négociation ne prévoient pas tous les effets qui découleront de la mise en œuvre opérationnelle.
En dehors de la période de crise, les entreprises ont peu de recul sur une pratique étendue du télétravail. Une part d’incertitude subsiste. Les structures tâtonnent, s’acculturent, apprennent. Une phase d’expérimentation, avec une méthode d’évaluation comprenant des indicateurs d’impact, permettra de suivre ces apprentissages. Et d’ajuster ensuite le cadre et les moyens.