La retraite anticipée pour inaptitude depuis Vichy
Instaurée en 1941, la retraite anticipée pour inaptitude concernera davantage d'hommes que de femmes jusqu'en 1975, la tendance s'inversant par la suite. Une évolution qui reflète moins l'état de santé au travail que les politiques publiques.
Au cours des années 1930, marquées par la sédimentation du chômage et le vieillissement des chômeurs, l'idée d'une retraite anticipée au titre de l'inaptitude au travail s'impose. Selon une logique prenant en compte l'état du marché du travail, il apparaît nécessaire de concevoir un dispositif spécifique pour les salariés âgés déclarés inaptes parce qu'ils ne sont plus susceptibles d'être pourvus d'un emploi régulier. La montée des mouvements de vieux travailleurs revendiquant le droit à une retraite digne interdit de les rayer des fonds de chômage et les laisser sans ressources.
Inscrite dans cette logique mais aussi dans une tradition d'assistance au "bon pauvre" héritée du XIXe siècle, la loi de Vichy du 14 mars 1941 relative à l'allocation des vieux travailleurs salariés (AVTS) apporte une première réponse. Elle prévoit la sortie anticipée du marché du travail et le versement de l'AVTS aux hommes et aux femmes reconnus inaptes au travail, à condition qu'ils soient de nationalité française et qu'ils aient au moins 60 ans.
Un dispositif au départ très dissuasif
Repris en 1945 et intégré au Code de la Sécurité sociale, le dispositif enracine le traitement de l'inaptitude par le retrait anticipé du marché du travail et sa prise en charge par la collectivité. Les statistiques annuelles de la Caisse nationale d'assurance vieillesse permettent de dessiner son évolution sur un rythme en trois temps et sur les rapports hommes/femmes, inversés au milieu des années 1970.
Son lent démarrage et la faible représentation des femmes ne rendent pas compte de l'état de déficience de la population active française lié aux privations de la guerre et de l'Occupation. En revanche, ils reflètent le caractère dissuasif et peu accessible aux femmes du dispositif. D'une part, les critères professionnels et médicaux sont très sélectifs : trente années de cotisations d'assurance vieillesse et une incapacité de travail permanente et définitive sont requises. D'autre part, le niveau de pension est peu attractif : la pension est fixée à 40 % du salaire moyen, alors que le taux est à 50 % pour l'invalidité. Priorité est donnée à la reconstruction, qui nécessite de mobiliser toutes les ressources humaines disponibles.
La sous-représentation des femmes (deux fois moins nombreuses que les hommes en 1963) renvoie à la durée d'assurance exigée, qui ne tient pas compte des spécificités des carrières féminines, en particulier des interruptions pour raisons familiales. Ces critères de durée ont un pouvoir d'éviction sur une grande partie des femmes appartenant aux générations nées au tournant du siècle. Seules celles qui ont commencé à travailler très tôt, qui sont très intégrées sur le marché du travail et sont usées par de longues années de labeur accèdent alors au dispositif.
Freiné au départ, le dispositif connaît au cours des années 1960-1970 une montée en puissance. Celle-ci témoigne des difficiles conditions de travail et du vieillissement prématuré des travailleurs peu qualifiés pendant la croissance de l'après-guerre. Mais elle est liée également aux réformes du régime de retraite répondant à un mouvement social puissant. En 1971, la loi Boulin revalorise les retraites, assouplit les critères médicaux (le taux d'incapacité requis est réduit à 50 %) et supprime la référence à la durée d'activité. Ces dispositions assouplies libèrent la demande des femmes : le nombre des pensions qui leur sont attribuées passe de 16 500 environ en 1971 à plus de 40 000 en 1976. L'autre accélération est donnée en 1975 par l'ouverture du dispositif aux hommes et aux femmes qui ont moins de quinze ans d'assurance. Désormais, ce dispositif concernera une majorité de femmes.
Dès lors que sont levées les entraves à l'accès des femmes à la pension pour inaptitude et que le dispositif est recentré sur sa vocation de protection sanitaire, un temps d'équilibre commence qui va durer pendant une petite dizaine d'années. Entre 1975 et 1982, les attributions plafonnent à un niveau élevé, qui peut être considéré comme un indicateur sanitaire assez juste de l'inaptitude au travail : en 1982, les attributions avoisinent les 80 000, soit 30 % du total des pensions de retraite attribuées (contre 13,5 % en 1963 et 18 % en 1971). Les différences entre hommes et femmes s'estompent : la parité des attributions (avec un léger avantage aux femmes), le parallélisme des flux d'entrée, la convergence des durées d'assurance longues (trente ans environ à la fin des années 1970) laissent voir une homogénéisation des usages de la retraite pour inaptitude.
La concurrence des systèmes de préretraite
En 1982, l'abaissement à 60 ans de l'âge légal de la retraite rompt l'équilibre du dispositif et opère des redistributions au sein d'un système de retraite de plus en plus complexe et de plus en plus gagné par une "culture de préretraite". Dans ce contexte, le dispositif sur l'inaptitude marque un recul, tandis que sa féminisation s'élargit pendant une dizaine d'années. Cette évolution ne renvoie pas principalement à la santé au travail à un moment où sont dénoncées l'intensification du travail et la multiplication des procédures d'exclusion dans les entreprises, dont on connaît les effets pathogènes. Elle découle avant tout d'un jeu de concurrence interne entre les dispositifs de retraite, mais aussi du fait que les hommes et les femmes se voient appliquer des mesures uniformes alors que leurs situations et statuts d'emploi diffèrent. Les hommes sont plus nombreux à satisfaire aux exigences de durée d'activité pour avoir la retraite à taux plein à 60 ans et n'ont plus besoin de solliciter un dispositif spécifique à la procédure lourde. Par ailleurs, ils travaillent dans des secteurs plus valorisés et mieux protégés et disposent d'opportunités plus grandes pour accéder à des dispositifs alternatifs plus avantageux (préretraites, accords d'entreprise...).
La retraite pour inaptitude est beaucoup moins sollicitée, en particulier par les salariés masculins, mais aussi par les femmes depuis 1993. Dans un contexte de généralisation des retraites précoces, elle tend à devenir résiduelle et à remplir une fonction de dispositif "balai", chargé de protéger les populations les plus vulnérables (femmes, étrangers, malades ou usés) ne pouvant accéder au régime "normal" et encore moins aux niches les plus protectrices.
La chronologie de la retraite pour inaptitude ne peut donc être considérée comme le simple miroir de l'évolution de la santé au travail. Elle s'articule davantage avec les évolutions institutionnelles qu'avec les mouvements lents des problèmes de santé. Les politiques publiques "oublient" les effets d'éviction des femmes que génèrent des mesures uniformes qui ne prennent pas en compte la spécificité des carrières féminines et les différences de positionnement des hommes et des femmes sur le marché du travail. La retraite pour inaptitude reflète donc moins un état de santé objectivé par une commission d'experts qu'une catégorie mouvante, construite au masculin et au féminin au carrefour du marché du travail, des dispositions institutionnelles et des trajectoires individuelles.
"Hommes et femmes face à la retraite pour inaptitude de 1945 à aujourd'hui", par Catherine Omnès, Retraite et société n° 49, octobre 2006.
Les mains inutiles. Inaptitude au travail et emploi en Europe, par Catherine Omnès et Anne-Sophie Bruno, Belin, 2004.