Retraites : faut-il travailler plus longtemps ?
La rentrée sociale sera dominée par une énième réforme des retraites. Experts de la question, mais aussi du vieillissement au travail, Jean-François Pilliard, ex-président du pôle social du Medef, et Annie Jolivet, économiste, échangent leurs points de vue.
Faut-il reculer l'âge de départ à la retraite ?
Jean-François Pilliard : Clairement, oui. L'enjeu est le maintien, voire l'amélioration du niveau des pensions. Cet objectif requiert d'avoir en permanence un équilibre du régime de retraite, quelle qu'en soit l'architecture. S'il y a consensus sur cet objectif, il n'y a que deux leviers possibles pour y parvenir : soit augmenter les cotisations patronales et salariales ou les impôts, soit reculer l'âge de départ à la retraite. La première solution aura pour conséquences l'affaiblissement du pouvoir d'achat des actifs et la baisse de la compétitivité des entreprises, avec des effets négatifs sur la croissance et l'emploi, ou l'accroissement du déficit public. Le recul de l'âge de départ à la retraite peut faire l'objet de modalités diversifiées : allongement de la durée des cotisations, mise en place d'un système de bonus-malus autour d'un âge pivot - comme c'est le cas dans le cadre des régimes complémentaires Agirc-Arrco -, ou encore recul de l'âge légal.
Le maintien des pensions est fondamental sur le plan social, mais également sur le plan économique. En effet, la part des seniors ne cesse d'augmenter dans la population et leur niveau de consommation a un impact direct sur la croissance. En outre, le relèvement de l'âge de la retraite, quelle que soit la modalité, prend en compte une réalité : l'espérance de vie s'élève régulièrement. Enfin, au-delà du cas particulier des personnes soumises à la pénibilité, et qui doivent faire l'objet de mesures particulières, le travail contribue non seulement à assurer un revenu, mais aussi à maintenir une socialisation qui participe à de meilleures conditions de vie.
Annie Jolivet : S'il s'agit de financer les pensions de retraite, c'est moins l'âge qui entre en compte que la durée de cotisation. L'augmentation de la durée requise d'assurance pour une pension complète - à taux plein et sans pénalisation des trimestres manquants - a d'ailleurs joué un rôle essentiel dans le recul observé de l'âge auquel les personnes liquident leurs droits. Désormais, en raison de l'allongement de la durée des études notamment, les entrées dans l'emploi sont de plus en plus tardives. Une personne qui commence à cotiser aujourd'hui à 22 ans devra ainsi, dans les conditions actuelles, travailler 173 trimestres pour prétendre à une pension complète. Cela signifie déjà partir à 65 ans au plus tôt !
Et s'il faut discuter d'un recul de l'âge de la retraite, il est important de préciser de quoi il s'agit exactement. De l'âge auquel une personne touche sa pension ? De l'âge minimum pour bénéficier d'une retraite à taux plein, c'est-à-dire 62 ans aujourd'hui ? De l'âge d'annulation de la décote, actuellement 67 ans ? Les différentes réponses à ces questions peuvent impliquer à la fois de travailler plus longtemps et à des âges plus tardifs.
Un salarié sur deux qui liquide ses droits à la retraite n'est plus en emploi. Si l'on recule encore l'âge de départ, ne risque-t-on pas d'aggraver cette situation ?
A. J. : C'est bien sûr l'un des risques immédiats si l'on recule l'un des âges légaux. Il y a toujours un écart entre l'âge moyen de cessation de l'activité et l'âge moyen de liquidation. C'est vrai en France, mais aussi dans les autres pays de l'OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques]. Cet écart correspond notamment à des situations de chômage et d'inactivité dont l'impact sur le niveau de vie n'est pas sans conséquences graves. Devoir attendre plus longtemps pour liquider sa pension peut alors s'avérer très compliqué, voire intenable. Les difficultés pour retrouver un emploi à partir d'un certain âge sont bien connues et ne semblent pas vraiment se résorber. Elles sont sans doute en partie dues à des critères de recrutement qui excluent des travailleurs à cause de leur âge, ou sur la base de critères plus ou moins objectivement corrélés à l'âge - par exemple, les compétences numériques. Les opportunités d'embauche se révèlent aussi très variables selon les territoires. Se retrouvent donc durement éloignées de l'emploi des personnes qui souhaiteraient travailler...
On constate également que le nombre de chômeurs âgés a très rapidement augmenté ; il n'existe plus aujourd'hui de dispense de recherche d'emploi et quasiment plus de préretraite publique. Il y a maintenant des chômeurs ayant entre 62 et 65 ans. Et cette tendance va se poursuivre avec l'allongement de la vie professionnelle qui se dessine... Toutefois, le taux d'emploi des 55 à 64 ans est passé de 29 % en 1996 à 52 % fin 2018. Cette évolution s'est maintenue pendant la crise économique de 2008. Signe qu'il est possible pour un plus grand nombre de personnes de rester en emploi jusqu'à la retraite.
J.-F. P. : En France, le taux d'emploi en général et celui des seniors en particulier est singulièrement faible, comparé à ce qui est observé dans les autres pays européens. Pour remédier à cette situation, une première voie est de reculer l'âge de départ à la retraite. Elle se traduit par un impact immédiat sur l'emploi des seniors, y compris en période de fort chômage. C'est ce qui s'est passé ces dernières années, puisque le taux d'emploi des seniors a progressé de façon significative.
Une deuxième voie pourrait être empruntée - et j'ai conscience qu'elle n'est pas très populaire : ce serait un durcissement des conditions d'indemnisation des seniors au chômage. En effet, il y a souvent une entente tacite entre les salariés et les partenaires sociaux pour faire partir les seniors en priorité en cas de difficultés économiques de l'entreprise. Car, entre leurs indemnités de départ et l'indemnisation du chômage, ces derniers vont percevoir un revenu net quasi équivalent à leur salaire. La troisième action possible tient à la mise en place effective d'une politique de ressources humaines dans les entreprises qui permette de maintenir l'employabilité tout au long de la vie professionnelle. En dehors du cas spécifique de la pénibilité, on ne devient pas inapte au travail parce qu'on atteint un certain âge, mais parce qu'on est resté durablement dans le même emploi avec une faible qualification et sans formation. La France est, par exemple, l'un des pays européens où l'on ne forme quasiment plus les salariés après 45 ans.
A. J. : Reculer les âges légaux est loin de produire un effet immédiat et automatique sur l'emploi. Quant à la durée d'indemnisation des chômeurs âgés, elle répond logiquement aux plus grandes difficultés qu'ils rencontrent pour retrouver un travail. Elle a déjà été fortement réduite et une part importante des chômeurs âgés ne peut plus bénéficier des 36 mois de couverture maximale !
Ne faut-il pas remettre sur le métier l'ouvrage de la pénibilité, notamment pour inciter davantage les entreprises à prévenir la désinsertion professionnelle ?
J.-F. P. : Le traitement concret de la pénibilité doit être une préoccupation permanente de l'entreprise. Il ne s'agit pas de refaire une énième réforme qui se traduirait par de la complexité et de l'instabilité. Le cadre légal et conventionnel qui existe aujourd'hui suffit pour que les entreprises s'en emparent. Il leur appartient, ainsi qu'aux branches professionnelles, d'engager toutes les actions en faveur de la prévention, par la voie du dialogue social. Ainsi, lorsqu'un nouvel équipement industriel est installé ou qu'un nouvel espace de travail est conçu, il est essentiel d'y associer en amont les salariés concernés, leurs représentants, la médecine du travail et des experts tels que des ergonomes. Il est tout aussi opportun de réfléchir et d'agir dans le champ de l'emploi pour faire en sorte qu'un salarié exerçant une activité dans un environnement de pénibilité n'y reste pas durablement. Dans le cas où il n'est pas possible d'organiser ces mobilités, il est nécessaire de travailler sur des aménagements d'horaires.
A. J. : La prévention des situations de pénibilité est absolument essentielle pour limiter les effets sur la santé, les restrictions d'aptitude et les inaptitudes. Y compris chez les jeunes, de plus en plus touchés. Je regrette à cet égard que le compte professionnel de prévention ait écarté quatre des dix conditions de travail pénibles figurant dans la loi, alors qu'elles diminuent l'espérance de vie en bonne santé. Mais restreindre l'exposition des travailleurs à ces facteurs est loin d'être suffisant. Car il existe d'autres contraintes pénibles : exigence en termes de rythme de travail, contact avec le public, absence d'occasions d'apprendre, manque de moyens pour faire un travail de bonne qualité. Ces modalités de travail sont régulièrement associées au sentiment de ne pas pouvoir tenir en emploi jusqu'à la retraite. Les entreprises doivent impérativement travailler sur les conditions et l'organisation du travail, avec les salariés et leurs représentants. Et le recul de l'âge de la retraite n'a pas d'effet automatique sur leur capacité à le faire.
Le maintien dans l'emploi est l'une des priorités du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct) et du troisième plan de santé au travail. Mais les résultats se font attendre. Que faudrait-il faire pour avancer sur cette question ?
A. J. : Il faut avant tout cesser de faire référence aux seniors comme on le fait aujourd'hui. Nombre de dispositifs sont conçus pour les 50 ans et plus, les 45 ans et plus, sans prendre en compte la situation réelle des personnes. Or devenir aidant pour accompagner un proche ou avoir besoin de télétravailler ne dépendent pas d'un âge donné. Il faut décloisonner les actions visant les seniors et les autres âges. D'autant plus que la vie professionnelle se prolonge, afin de disposer d'une pension de retraite convenable, et qu'il est possible de partir à des âges très variables. Il est également indispensable d'envisager le maintien en emploi quelle que soit la situation des personnes - salariés ou non, chômeurs, voire inactifs - et d'articuler une approche en entreprise avec une autre à partir du marché du travail local. Cela impose un décloisonnement des compétences dévolues aux acteurs institutionnels, de même qu'une appréciation plus fine des rapports entre effets sur la santé de certaines conditions de travail, difficultés à se maintenir dans son emploi, perte de compétences clés et difficultés à recruter sur des emplois peu attractifs.
J.-F. P. : Pour améliorer le taux d'emploi, et donc le maintien de l'emploi, il faut accroître régulièrement la compétitivité des entreprises. Comme l'a mis en lumière le rapport de Louis Gallois1 , cela passe non seulement par une baisse des charges, mais aussi par des organisations et des modes de management qui tiennent davantage compte des attentes des salariés. La France dispose d'une marge de progrès substantielle dans ce domaine. Enfin, le maintien dans l'emploi requiert certainement une meilleure adéquation entre l'offre et la demande sur le marché du travail. Voilà qui nécessite une amélioration continue des dispositifs d'éducation initiale, d'apprentissage et de formation continue.
- 1
Pacte pour la compétitivité de l'industrie française, paru en 2012.