Retraites : timide avancée sur la pénibilité
La prévention et la compensation de la pénibilité sont enfin au menu de la réforme des retraites. Mais le compte personnel proposé par le gouvernement ne prendra pas en charge les expositions passées. Une lacune pour les salariés vieillissants.
Vous reprendrez bien une bonne louche de trimestres ? Sans surprise, le projet de réforme des retraites, présenté en Conseil des ministres le 18 septembre, joue sur un nouvel allongement de la période d'activité professionnelle. Un coup dur de plus pour les générations nées à partir des années 1960. Seule consolation : un dispositif pour compenser la pénibilité. Car la grande nouveauté de cette réforme, c'est la création, à partir de 2015, d'un compte personnel de prévention de la pénibilité. Proposé par la Commission pour l'avenir des retraites présidée par Yannick Moreau (voir interview page 8), ce dispositif ne s'appliquera qu'au secteur privé. Pour en bénéficier, il faudra être exposé à un ou plusieurs des dix facteurs de pénibilité qui avaient été listés par les partenaires sociaux en 2008 (voir "Repères"). Selon le barème prévu, le salarié se verra attribuer un point pour chaque trimestre de travaux pénibles, et deux points en cas d'exposition à deux ou plusieurs facteurs. Un paquet de dix points donnera droit à un trimestre pouvant être utilisé diversement. Les points accumulés pourront en effet servir à suivre des formations, à financer un maintien de rémunération lors d'un passage à temps partiel ou encore à bénéficier de trimestres de retraite. "Il n'est plus besoin de subir les conséquences de la pénibilité pour avoir droit à une compensation note Gérard Lasfargues, professeur de médecine du travail.
"Une vraie avancée sociale"
La création de ce compte individuel marque, de fait, un revirement salutaire par rapport à la loi Woerth de 2010, où il fallait attendre d'être sévèrement atteint pour pouvoir partir avant 62 ans. Selon le rapport Moreau, rendu public le 14 juin, cette mesure avait permis, à la fin de l'année 2012, 4 000 départs anticipés, alors qu'au moins 20 % des salariés seraient concernés par les expositions aux facteurs de pénibilité... "Nous attendions une véritable prise en compte de ces risques ; la mise en place d'un compte individuel marque une étape importante", affirme Eric Aubin, de la CGT. "Après plus de dix ans d'engluement sur ce dossier, c'est une vraie avancée sociale", se félicite Hervé Garnier, de la CFDT. Seules voix discordantes, celle de la CGPME, qui juge le compte inapplicable pour les très petites entreprises, et celle du nouveau patron du Medef, Pierre Gattaz, qui a déclaré être abasourdi par le chiffre de 20 % de salariés concernés.
La mise en oeuvre de ce compte suscite aussi des questions et certaines réserves. Le dispositif proposé reste limité dans sa générosité en raison d'un plafonnement à 100 points, soit l'équivalent de vingt-cinq années d'expositions... Pour les concepteurs de ce compte, ce plafond est indispensable pour éviter un effet pervers qui consisterait à laisser des salariés s'éterniser dans des métiers pénibles. "Le premier objectif, c'est de faire en sorte que ces personnes puissent sortir de ces situations de pénibilité et se reconvertir dans un métier moins difficile", précise Yannick Moreau.
Le barème proposé par le groupe de réflexion sur l'avenir des retraites favorisait les actions de formation, qui consommaient une proportion moindre de points que le passage à temps partiel ou la cessation anticipée. Dans cette formule, il fallait trente années d'exposition à un facteur de pénibilité pour avoir droit à une année de retraite anticipée... Ce n'est pas la solution qui a été retenue par le gouvernement. Les points donnent droit de manière équivalente à l'une des trois possibilités d'agir. Cependant, les 20 premiers points seront obligatoirement consacrés à la formation. Après cinq années d'exposition à de la pénibilité, le salarié pourra ainsi consacrer six mois à se former. Les 80 points restants (soit vingt années d'exposition) lui permettront par la suite de passer à temps partiel et/ou de partir plus tôt à la retraite. Un barème guère plus généreux, selon la CGT. "Ce départ arrive trop tard au regard de la réalité des dommages sur les personnes", estime Eric Aubin. Ainsi, lorsque l'âge de la retraite sera à 62 ans, un ouvrier qui aura été exposé à un ou plusieurs facteurs de pénibilité ne pourra partir au mieux qu'à 60 ans. "Or, poursuit le syndicaliste, dans le BTP, par exemple, les décrochages se voient dès 55 ans." Le gain de deux ans est également jugé insuffisant par l'économiste Henri Sterdyniak : "Dans le secteur public, certaines professions moins pénibles que celles du privé vont conserver le droit de partir en retraite à 57 ans. Une unification sur des bases objectives serait nécessaire."
Seuils d'exposition : à négocier
La majoration d'un point pour une exposition à plusieurs facteurs de pénibilité ne correspond pas non plus à la réalité des conséquences sur la santé. "Le cumul de plusieurs facteurs a un effet décuplé sur l'espérance de vie sans incapacité, indique Annie Jolivet, chercheuse au Centre d'études de l'emploi. Nous savons, par exemple, que l'exposition aux cancérogènes est bien plus néfaste lorsque la personne travaille de nuit."
Autre enjeu du compte personnel de pénibilité, celui des seuils au-delà desquels on estime que les dommages occasionnés nécessitent une compensation. A partir de quel niveau d'exposition considère-t-on que la pénibilité est suffisamment élevée pour qu'un salarié se voie octroyer des points ? Ces seuils minimaux seront fixés dans un décret, mais la tâche s'annonce rude. "La pénibilité dépend de multiples critères et il n'est pas toujours évident de pouvoir l'objectiver", commente Nicolas Sandret, médecin-inspecteur du travail. Pour certaines pénibilités comme le bruit, la loi fixe bien des valeurs limites d'exposition. Le seuil de danger au-delà duquel des dommages peuvent survenir est évalué à 85 décibels A, mais aucune précision n'est donnée sur la durée de l'exposition. Dans le cadre de l'enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer), plusieurs scénarios ont été élaborés, faisant apparaître différents ordres de grandeur. Ainsi, 11 % des salariés sont concernés par une exposition au bruit supérieure à 10 heures hebdomadaires, contre 7 % par une exposition de 20 heures. Autre exemple, les postures pénibles : pour 10 heures d'activité hebdomadaire, 11 % des actifs auraient droit à une compensation, contre 6 % seulement pour 20 heures. "Ce sujet des seuils est primordial pour une réelle prise en compte de la pénibilité", avertit Hervé Garnier. "Le résultat sera le fruit de négociations et de rapports de force, comme cela existe déjà pour la reconnaissance des maladies professionnelles", souligne Mireille Chevalier, du Syndicat national des professionnels de la santé au travail.
"Toute une génération sacrifiée"
Enfin, si la réforme améliore la prise en compte de la pénibilité, elle le fait pour l'avenir, sans rétroactivité pour les salariés qui durant des années ont subi des expositions. Le compte individuel devrait être effectif dès 2015, mais il ne jouera à plein que vingt-cinq ans plus tard... Pour les salariés aujourd'hui en activité, la commission de Yannick Moreau avait envisagé une période transitoire durant laquelle aurait été prise en compte la pénibilité pour les travailleurs de nuit et ceux exposés aux agents chimiques dangereux. Un moindre mal. Mais cette proposition a été écartée par le gouvernement. Il est, au mieux, proposé pour les salariés âgés au moins de 59 ans et demi de doubler leurs points acquis et de les exonérer du minimum de 20 points. Les intéressés pourraient gagner un ou deux trimestres de retraite. "C'est une totale injustice !, martèle Arnaud de Broca, de la Fnath (Association des accidentés de la vie). C'est toute une génération précédemment exposée qui est sacrifiée."
Pour Jean-Michel Domergue, médecin du travail, cette question du maintien dans l'emploi des salariés usés est depuis longtemps devenue une préoccupation quotidienne : "La majorité de mes consultations sont aujourd'hui consacrées à des salariés âgés qui ont été esquintés par toutes sortes de pénibilités et à qui l'entreprise n'a pas les moyens de proposer des conditions de travail compatibles avec leur état de santé. Dans ce cas, la mise en inaptitude demeure souvent la seule solution." Le rapport de Yannick Moreau a fortement insisté sur la nécessité d'accroître l'emploi des seniors et par conséquent d'améliorer les conditions de travail. "Mais le compte personnel de prévention de la pénibilité ne porte pas bien son nom, fustige Jean-Louis Besnard, de l'Unsa. La prévention n'apparaît pas avec suffisamment de force dans cette réforme."
Double peine des ouvriers
Ce sujet devient d'autant plus préoccupant que de récentes études ont signalé une augmentation du nombre des années vécues en mauvaise santé. Certes, l'espérance de vie, dont l'évolution sert depuis la réforme Fillon de référence pour déterminer le changement de la durée de cotisation, n'a pas cessé de croître au cours des trente dernières années. Ce n'est pas le cas, en revanche, de l'espérance de vie sans incapacité - c'est-à-dire sans limitations fonctionnelles (difficulté à se déplacer, à se pencher, etc.) ou gênes dans certaines activités -, qui montre des signes de stagnation. Deuxième surprise, cette dégradation concerne essentiellement les personnes dans les tranches d'âge entre 50 et 65 ans, et en particulier les femmes. Des différences existent aussi selon la catégorie socioprofessionnelle"Les ouvriers subissent ainsi une double peine, avec plus d'années d'incapacité au sein d'une vie plus courte, explique Emmanuelle Cambois, de l'Institut national d'études démographiques. L'augmentation du taux d'emploi des seniors ne pourra pleinement se réaliser qu'au prix d'une préservation de leur autonomie et de leur santé." Nous en sommes encore bien loin.