Ce risque déontologique qui pèse sur la médecine du travail
Selon la thèse d’un médecin du travail, la profession est exposée à un risque réel de poursuites devant les instances ordinales, à propos de la souffrance au travail des salariés. Des plaintes décriées par les praticiens lorsqu’elles émanent d’employeurs qui cherchent à invalider leurs écrits.
Certains médecins du travail sont préoccupés par le risque de poursuites devant la chambre disciplinaire de l’Ordre des médecins. Ces dernières années, celui-ci a en effet sanctionné des praticiens en santé au travail, pour des manquements supposés aux dispositions du Code de déontologie médicale. La justice ordinale est rendue en première instance au niveau territorial, sans grande visibilité sur le contenu des plaintes et le nombre d’affaires. En revanche, les décisions des dossiers frappés d’appel sont accessibles sur le site du Conseil national de l’Ordre des Médecins (Cnom).
C’est à partir de ces décisions en appel que le Dr Romain Bossut, médecin du travail à Douai, a mené une étude afin de mieux cerner les risques pour les praticiens. Une enquête menée sur 67 dossiers depuis 2000, retranscrite dans sa thèse intitulée Evaluation du risque déontologique dans la pratique du médecin du travail à travers la jurisprudence du Conseil national de l’Ordre des médecins. « Les contentieux, peu nombreux à parvenir en appel, augmentent tout de même fortement avec 9 cas recensés entre 2000 et 2010, 25 entre 2010 et 2015 et 33 entre 2016 à 2021 », explique-t-il.
Un quart des plaintes émanent d’employeurs
La majorité des plaintes émane de salariés (45), qui attaquent notamment sur le non-respect du secret médical et l’absence d’indépendance professionnelle du médecin. En proportion, elles figurent loin devant les saisines d’employeurs, au nombre de 17, qui dénoncent majoritairement la rédaction de certificat de « complaisance ». Enfin, les dernières saisines émanent de confrères (3), d’une secrétaire médicale (1) et une dernière du Cnom lui-même. Parmi les 67 procédures d’appel, 24 ont débouché sur une sanction, soit 11 avertissements, 9 blâmes et 4 interdictions d’exercer la médecine – avec ou sans sursis –, cette interdiction pouvant aller jusqu’à trois ans. En revanche, aucune n’a entraîné de radiation.
Dans cette étude, 29 dossiers sont en lien avec des risques psychosociaux, dont 14 ont donné lieu à une condamnation – c’est-à-dire plus de la moitié. « C’est donc bien une situation à risque », explique Romain Bossut, qui rappelle les fondamentaux : « Le médecin doit s’astreindre à n’attester que ce qu’il voit ou constate, à ne jamais faire siennes les déclarations du salarié et se forger sa propre opinion en se servant de sa connaissance des conditions de travail, au travers d’études de poste et d’échange avec les acteurs de l’entreprise. Il faut cependant tracer et être en capacité de produire si besoin des preuves matérielles. »
Contrairement aux autres praticiens, généralistes ou spécialistes, le médecin du travail a la chance de pouvoir entendre l’employeur, le salarié et les collègues de travail. Il connaît les conflits antérieurs et les conditions réelles de travail, de quoi lui permettre de dessiner précisément les risques organisationnels. Le fait de signaler ces risques organisationnels doit se faire avec l’accord du salarié, et uniquement dans son intérêt. « Cette étape est souvent difficile à aborder. Convaincre le salarié de cette nécessité pour son mieux-être professionnel est essentiel, celui-ci appréhendant souvent les conséquences d’un signalement sur sa situation professionnelle : isolement professionnel, mise en accusation, mise au placard voire licenciement... », précise le praticien.
« Un rôle d’équilibriste »
Ce dernier décrit « un rôle d’équilibriste » : « On doit traduire notre diagnostic en décrivant les capacités restantes du salarié, et si l’employeur nous pose une question sur les raisons médicales, nous n’avons pas à “justifier” notre constat clinique et ses conséquences sur le poste de travail. » Les autres situations les plus à risques sont la rédaction d’avis d’inaptitude (6 sanctions pour 20 cas) et celle de certificats (5 sanctions pour 6 dossiers).
« De temps en temps c’est justifié quand nos collègues font des boulettes, reconnaît la Dre Anne-Michel Chartier, présidente du syndicat Santé Travail CFE-CGC, qui accompagne des confrères ou consœurs en première instance et en appel. Mais parfois c’est injustifié, parce qu’on nous reproche de dénoncer des situations de harcèlement ou de la souffrance au travail, alors que toutes les démarches préalables à l’alerte sur les risques psychosociaux ont bien été faites, qu’elles sont étayées et retracées que ce soient dans les réunions en CSE, les rendez-vous avec l’employeur. » Des arguments parfois peu audibles pour les praticiens qui siègent dans les instances ordinales, peu au fait des spécificités de la médecine du travail.
Rapport de force défavorable
« La convocation devant la chambre place le médecin dans un rapport de force qui le dépasse car, très souvent, le courrier médical ou le certificat est produit par le patient aux prud’hommes comme pièce au dossier. L’employeur délictueux se retourne alors contre le médecin pour essayer de faire annuler la pièce », explique le Dr Jean-Louis Zylberberg, président de l’A-SMT (Association santé et médecine du travail). Les entreprises peuvent en effet saisir les instances ordinales depuis une modification du Code de la santé publique en 2007. Ces plaintes d’employeurs peuvent amener à une forme d’autocensure, ou à un amoindrissement des faits.
« C’est la stratégie de la peur mise en œuvre depuis les années 2009-2010, déclare Jean-Louis Zylberberg. Très souvent la plainte s’arrête à l’étape de la conciliation, car le médecin préfère faire machine-arrière, effacer ou accepter de modifier son avis en disant que le certificat est nul et non avenu, ou qu’il a commis une erreur. » Une réforme de cette procédure est « plus que nécessaire », selon le Dr Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire national du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Il s’interroge sur la légitimité de l’instance telle qu’elle existe et rapporte de nombreux dysfonctionnements : « Les plaintes sont instruites sans enquête et l’instance prétend juger sur la déontologie, non sur les faits, alors qu’en réalité elle juge sur les faits ; de surcroît, il y a des conflits d’intérêts et des méconnaissances du droit. »