Risque industriel : où en est-on sept ans après AZF ?
A la veille du procès de la catastrophe d'AZF, à Toulouse, le nouveau président de l'Union des industries chimiques (UIC), Bernard Chambon, débat du risque industriel avec Marcel Grignard, secrétaire national de la CFDT.
Sept ans après l'explosion d'AZF, pensez-vous que toutes les leçons ont été tirées de cette catastrophe et qu'avec la loi Bachelot adoptée en 2003, le risque industriel est maîtrisé aujourd'hui ?
Bernard Chambon : Nous avons tous été marqués par le drame d'AZF, et ma première pensée va aux victimes. La sécurité est la première priorité de l'industrie chimique, pour ses personnels, mais aussi pour les riverains de ses sites et ses clients. Les accidents sont rares, mais ils nous rappellent que, malgré les procédures existantes, la maîtrise des risques nécessite que nous nous engagions sans relâche dans une démarche de progrès. La création à Toulouse de l'Institut pour une culture de la sécurité industrielle est une des traductions de cet engagement.
Très vite après l'accident, nous avons travaillé aux côtés des pouvoirs publics. Cela a débouché sur la loi Bachelot, avec des mesures majeures comme la création des comités locaux d'information et de concertation (Clic), le renforcement des prérogatives des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur les sites classés Seveso II et la mise en oeuvre des plans de prévention des risques technologiques (PPRT) pour maîtriser l'urbanisme autour des sites à haut risque. La loi a aussi conduit à une refonte des études de dangers, qui sont aujourd'hui beaucoup plus exhaustives. Par ailleurs, les industriels de la chimie cherchent à aller encore plus loin que la réglementation, en réduisant les risques à la source, de la conception à l'exploitation des installations. Sur les 3 milliards d'euros d'investissements annuels de la chimie en France, plus de 18 % sont consacrés à la protection de l'environnement et à la maîtrise des risques.
Marcel Grignard : Oui, il faut penser aux victimes. A celles d'AZF, mais aussi à celles d'accidents dramatiques moins médiatisés. Ne pas perdre sa vie à la gagner reste un défi pour tous les salariés et les partenaires sociaux. Depuis l'explosion d'AZF, des progrès réels ont été réalisés, mais nous ne sommes pas au bout d'une politique globale de prévention des risques. Si nous admettons que le risque zéro n'existe pas, une société organisée doit mettre en oeuvre tous les moyens pour que les risques soient le mieux maîtrisés possible. Il faut ainsi vérifier en permanence l'effectivité des procédures créées par la loi Bachelot. Tout cadre réglementaire n'a de sens que si on évalue son efficacité par rapport à l'objectif et que l'on vérifie que les acteurs s'en saisissent de manière dynamique. Mais des milliers d'entreprises parmi les installations classées pour l'environnement (ICPE), qui ne sont pas dans la catégorie Seveso II alors qu'elles présentent potentiellement des risques graves, mériteraient un encadrement plus adapté. Enfin, beaucoup d'installations potentiellement dangereuses échappent aujourd'hui à la réglementation, par exemple de grands laboratoires ou des hôpitaux. La prévention des risques doit concerner l'ensemble des activités dangereuses sur le territoire, quel que soit le statut de l'entreprise ou de l'administration.
Ne pensez-vous pas qu'au-delà de la maîtrise technique du risque industriel, c'est la maîtrise sociale qu'il faudrait renforcer ?
M. G. : Ce sont les thèses de la CFDT depuis plus de vingt ans ! C'est maintenant une évidence que les questions d'organisation du travail et de l'activité industrielle, de même que la formation et la qualification du personnel, sont essentielles pour assurer la performance de l'entreprise dans tous les domaines, à commencer par celui de la sécurité.
Oui, la maîtrise des risques passe aussi par le dialogue social et la négociation collective. La rénovation des instances représentatives du personnel que nous portons avec la réforme de la représentativité est essentielle, car elle doit renforcer le lien entre les salariés et les syndicalistes. L'expression des points de vue des salariés est un vecteur de la performance collective permettant de mettre en évidence des risques potentiels et d'éviter les dérives. Il faut donc la valoriser et la sécuriser.
Enfin, la complexité des organisations des entreprises - avec notamment la sous-traitance en cascade, les prestations de services, les salariés des TPE isolés - appelle d'immenses efforts de coordination pour réduire les trop nombreux accidents du travail graves ou mortels. Il faut reconfigurer les lieux du dialogue social dans les bassins d'emploi et dans les branches professionnelles.
B. C. : Je partage votre point de vue sur les questions d'organisation du travail, de formation et de qualification du personnel, qui sont essentielles à la maîtrise des risques.
Notre politique a toujours été guidée par le souci d'expliquer les risques à tous nos collaborateurs, afin que chacun comprenne l'utilité des procédures sécurité et se les approprie. Par exemple, je rappelle que toutes les personnes qui interviennent pour la première fois sur un site chimique bénéficient systématiquement d'une formation à la sécurité, sur les risques généraux et sur ceux liés à leur poste de travail. Cela concerne les employés du site comme ceux des entreprises extérieures, ce qui explique sans doute que l'industrie chimique obtient les plus faibles taux de fréquence et de gravité des accidents du travail de tous les secteurs d'activité.
S'agissant de la contribution des représentants du personnel, le renforcement des prérogatives des CHSCT, avec notamment leur droit de regard sur les études de dangers ou encore l'intégration des représentants des entreprises extérieures, est une avancée significative.
Les enquêtes sur l'explosion d'AZF ont pointé la perte de savoir-faire de l'entreprise occasionnée par l'externalisation de certaines tâches essentielles à la maîtrise du risque. Or la sous-traitance s'est encore développée depuis la catastrophe. Etes-vous favorables à un encadrement de ces pratiques dans les entreprises à risque et à la responsabilisation des donneurs d'ordre ?
B. C. : Il ne nous appartient pas de commenter cette hypothèse. Cependant, s'agissant de l'intervention des entreprises extérieures, sachez qu'en 2002 l'UIC a signé avec quatre organisations syndicales de salariés, dont la CFDT, un accord pour l'amélioration de la sécurité prévoyant justement des dispositions sur leurs conditions d'intervention. Le système de management de la sécurité mis en place par cet accord prévoit la délivrance d'une habilitation par un organisme indépendant ayant réalisé au préalable un audit de l'entreprise intervenante.
En décembre 2007, l'UIC et le Mase [pour Manuel d'amélioration de la sécurité des entreprises, NDLR], l'organisme de certification de l'industrie pétrolière, ont décidé de converger vers un système commun. Celui-ci est applicable depuis le 1er septembre dernier. Il doit permettre aux entreprises intervenantes d'améliorer leurs performances dans le domaine de la prévention et de limiter le nombre de référentiels auxquels ces entreprises doivent se conformer.
M. G. : Il faut saluer ces initiatives des partenaires sociaux de la branche. Mais s'il est évident que nous avons besoin de réglementations, je ne suis pas sûr que l'encadrement juridique de l'externalisation des tâches soit la réponse adaptée. Je m'explique : au-delà des questions de périmètre juridique, il y a une interdépendance des entreprises comme des salariés entre eux. La vraie question est celle de la maîtrise collective des risques, et pas seulement pour les activités sensibles. Pour nous, c'est l'un des enjeux du dialogue social et de la négociation collective dont on parlait précédemment. La responsabilité des entreprises, au-delà de la relation donneurs d'ordre/sous-traitants, doit conduire au débat sur la sécurité, mais aussi sur les politiques d'emploi et de recours à des contrats à durée déterminée ou d'intérim qui peuvent encore aggraver les conditions de travail des entreprises extérieures. Or, pour nombre d'activités, ces contrats précaires ne sont pas une obligation. La négociation obligera à la transparence sur ces questions.
Le projet de loi issu du Grenelle de l'environnement, qui sera débattu prochainement au Parlement, marque une volonté de renforcer la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Comment peut-on concilier le développement durable et la croissance économique tout en évitant les délocalisations d'entreprises polluantes ou à risque ?
M. G. : Cette croissance durable, pour être acceptable par les salariés et l'ensemble des populations, doit intégrer à la fois des objectifs environnementaux et sociaux. Cela oblige à améliorer la gestion prospective des emplois et des compétences et à mettre en oeuvre des dispositifs d'accompagnement des salariés.
Le bonus-malus pour les véhicules ou la réduction drastique des pesticides impactent respectivement l'industrie automobile et la chimie. Il faut donc développer des régulations complexes qui préservent l'emploi par des mobilités sécurisées beaucoup plus performantes que celles d'aujourd'hui. Dans tous les cas, la délocalisation d'activités à risque ou polluantes n'est jamais une solution, puisque les menaces concernent des biens communs de l'humanité comme l'atmosphère ou la biodiversité.
Un des enjeux de la construction européenne, c'est bien de parvenir dans cette région du monde à consolider la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, dans laquelle le dialogue social doit être moteur. En souhaitant que celle-ci progresse au niveau mondial.
B. C. : En France, depuis 1990, l'industrie chimique a déjà réduit de 45 % ses émissions de gaz à effet de serre et, dans les discussions en cours au Parlement européen, nous sommes prêts à les réduire encore de 20 % à l'horizon 2020. Nous voulons tous une croissance responsable, intégrant une dimension sociale et environnementale. La question qui fait débat, c'est comment ? Nous considérons que la mise aux enchères des quotas de CO2 proposée par la Commission engendrerait pour tous de nouveaux coûts importants qui réduiraient nos capacités d'innovation et risqueraient effectivement d'aboutir à des délocalisations. Nous proposons donc une autre méthode, où seules paieraient les entreprises qui sont en dessous d'un certain standard.
De manière plus générale, pour mesurer l'efficacité des politiques mises en oeuvre pour un développement durable, il faut imaginer des indicateurs partagés aboutissant à une "notation" sociale et environnementale. Je regrette que le Grenelle de l'environnement ne se soit pas emparé de la question et que la présidence française ne l'ait pas portée au niveau européen.