Risque industriel : quelles règles pour la sous-traitance après AZF ?
Après les condamnations prononcées par la cour d'appel de Toulouse dans la catastrophe d'AZF, Philippe Saunier, Jacky Joachim et Sébastien Triopon, experts de la sous-traitance, débattent des mesures à mettre en oeuvre pour plus de sécurité.
Philippe Saunier, vous avez témoigné dans le procès AZF et, devant le comité technique national de la chimie, vous avez réclamé, avec la CGT, des mesures permettant de répondre aux lacunes dans la prévention des risques pointées par la justice. Comment analysez-vous, tous les trois, ces lacunes ?
Philippe Saunier : Tout d'abord, nous nous félicitons que toutes les organisations syndicales de salariés, sans exception, fassent front commun pour exiger des mesures capables de répondre aux lacunes relevées par la justice. Tout est dans l'arrêt de la cour d'appel de Toulouse, qui reproche à l'entreprise du site d'AZF, Grande Paroisse, d'avoir laissé le représentant d'une société sous-traitante organiser, seul, les modalités de la collecte de sacs ayant contenu des nitrates et des produits chlorés. Cette responsabilité incombait au donneur d'ordres, comme celle de vérifier que les sous-traitants connaissaient les consignes d'exploitation, ou encore celle de s'assurer du contenu et de la pertinence de la formation des salariés des entreprises sous-traitantes. Sur le site d'AZF, ces derniers n'avaient aucune compétence en chimie et ils étaient le plus souvent recrutés sur des postes non qualifiés et en intérim. Les magistrats ont également considéré que cela constituait une faute de n'avoir jamais envisagé de les faire bénéficier d'une formation minimale sur la dangerosité des produits chimiques. Or ces situations, pénalement sanctionnées à Toulouse, ce sont celles qu'on rencontre partout.
Jacky Joachim : Je ne peux répondre qu'à partir de la connaissance que j'ai des sites classés Seveso [sites industriels présentant des risques d'accidents majeurs, NDLR] sur lesquels nous intervenons. Effectivement, nous constatons que les entreprises utilisatrices (EU) n'ont pas toutes les mêmes exigences vis-à-vis des entreprises extérieures (EE). Cela dépend de la culture sécurité, de l'implication de la direction de l'entreprise dans la prévention, ainsi que des moyens qu'elle y consacre en information, formation et contrôle. Des systèmes de certification propres au métier ou généralistes doivent permettre aux entreprises utilisatrices de structurer leur démarche sécurité. Mais il appartient à l'EU de vérifier que les qualifications en sécurité des personnels sous-traitants sont bien adaptées à "ses" risques, notamment lorsqu'il s'agit d'activités spécifiques comme la chimie ou le nucléaire. L'EU ne doit pas hésiter à informer et former systématiquement le personnel de l'entreprise extérieure aux risques que celui-ci va rencontrer sur le site. Enfin, dans le cas où un sous-traitant est à demeure sur le site du donneur d'ordres, ces dispositions doivent être renforcées par une participation active de l'EE à la politique de sécurité de l'EU.
Sébastien Triopon : Malgré une législation assez claire, nous sommes obligés de constater de nombreuses lacunes entourant l'intervention des entreprises extérieures sur le site d'une entreprise utilisatrice. Cela va de la méconnaissance ou de l'incompréhension de la démarche sécurité, ressentie comme trop complexe ou trop administrative, à l'improvisation par manque d'anticipation...
Dès lors, il est primordial non seulement d'axer nos efforts sur la formation des acteurs de l'entreprise, et notamment des futurs et actuels décideurs, mais également de mettre en oeuvre quelques axes simples et très pragmatiques, à partir de la réglementation en vigueur. Le premier d'entre eux fait consensus entre nous : c'est l'accueil et l'encadrement des salariés de l'entreprise extérieure. Sans se substituer aux obligations incombant à l'employeur de cette dernière, l'entreprise utilisatrice doit accueillir et informer les salariés arrivant sur son site, comme elle doit le faire pour ses propres salariés ou encore pour les intérimaires. D'autre part, il est primordial de désigner clairement un interlocuteur privilégié aux salariés de l'entreprise extérieure. Ce référent aura connaissance des situations particulières du jour et pourra apporter directement ou non des réponses à leurs interrogations face à une situation non prévue.
Si la sous-traitance de certaines activités, nécessitant des compétences particulières que l'entreprise ne possède pas, est incontournable, n'y a-t-il pas une généralisation de l'externalisation, motivée uniquement par la recherche du moindre coût, au mépris des conditions de travail ? Ne faudrait-il pas l'interdire ou au moins l'encadrer plus sévèrement ?
S. T. : L'intervention des entreprises extérieures existe et se développe. A partir de ce postulat, l'important est de prendre en compte ce type d'organisation du travail et surtout de travailler sur ses faiblesses. Il semble évident qu'une opération ne peut se dérouler correctement - aussi bien du point de vue de la sécurité que du respect des délais ou de la qualité de la prestation - que si elle s'accompagne d'une bonne organisation. Le plan de prévention (PDP) permet de remplir cet objectif. Il est donc indispensable qu'il soit formalisé de façon systématique, en tenant compte, bien entendu, de la durée et de la nature de l'intervention.
P. S. : La motivation de l'externalisation n'est pas uniquement la recherche du moindre coût : elle réside avant tout dans la volonté de ne plus avoir à gérer du personnel. Aussi, le problème, ce n'est pas la loi sur les PDP. Elle est plutôt bien faite, dans la mesure où elle rattrape partiellement les obligations à l'égard d'une main-d'oeuvre dont on a voulu se débarrasser. Ce qui pèche, c'est le manque de volonté de l'appliquer.
Dans les très grosses entreprises, les compétences existent pour gérer l'intégralité des activités quotidiennes de maintenance. Ce n'est pas l'absence de savoir-faire qui est mis en avant. Cette logique de transfert d'activités vers la sous-traitance est reproduite par les sous-traitants eux-mêmes, dans une sorte de cascade. Toujours au détriment des conditions de travail. Je n'ai jamais vu, parmi les milliers de sous-traitants européens que j'ai rencontrés, un Suisse, un Norvégien, un Suédois... Pourtant, ils sont très pointus dans les métiers industriels. Nous sommes favorables à l'interdiction de ce type de gestion de la main-d'oeuvre pour des activités courantes, surtout dans les entreprises classées à haut risque.
J. J. : Lorsque l'entreprise n'a pas l'expertise métier en interne, elle n'a pas d'autre choix que de sous-traiter. Dans notre activité, la maintenance des ponts roulants, de plus en plus sophistiqués, obligerait l'EU à maintenir du personnel de haut niveau pour des opérations ponctuelles. Cela ne répond pas à la logique actuelle de réduction des coûts de la maintenance. En outre, comme il s'agit de travaux à occurrence rare, ces techniciens n'auraient pas l'expérience et le savoir-faire de prévention que possèdent des spécialistes qui ne font que cela, en étant confrontés chaque jour à différents risques et différents environnements. Toutefois, certaines EU n'établissent qu'un PDP annuel. C'est notoirement insuffisant et cela ne tient pas compte de la coactivité éventuelle. Notre syndicat, le Cisma1 , a proposé à la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Cnam [caisse nationale d'assurance maladie, NDLR] qu'un plan de prévention ponctuel soit établi à chaque intervention, même dans le cas de l'existence d'un PDP annuel.
Bien souvent, la compétence dans la connaissance des installations et matériels est passée de l'entreprise utilisatrice à l'entreprise intervenante. Comment améliorer la prévention en valorisant le rôle de l'entreprise extérieure sans dédouaner l'EU de ses responsabilités ?
J. J. : Un point important est l'implication de l'entreprise extérieure dans l'élaboration du plan de prévention. Concernant notre spécialité, l'expérience et le savoir-faire acquis dans des situations très diverses peuvent constituer une aide précieuse dans l'élaboration de ce plan. C'est l'intérêt de tout le monde que l'EE puisse prendre une part active à l'analyse des risques et donc s'investir dans la prévention qui doit en découler. De plus, cette étape permet de préciser qui, de l'EU ou de l'EE, est en charge de la prévention des risques sur le site.
Si le personnel de l'EE reste à demeure sur le site de l'EU, il est nécessaire qu'il soit considéré comme du personnel à part entière de l'EU et qu'il participe aux activités d'information et de formation internes.
Enfin, un contrôle de l'activité de l'EE par l'EU, par des audits internes ou externes, est indispensable. Les résultats de ces audits doivent être portés à la connaissance de l'EE, qui doit être impliquée dans la recherche de solutions. C'est le fameux "retour d'expérience", l'EU devant s'assurer au final que les solutions mises en place sont efficaces.
S. T. : Le dialogue est essentiel entre les différentes parties, de la consultation jusqu'à la réception des travaux. Le plan de prévention doit jouer le rôle de support des échanges. A ce titre, nous préconisons trois temps de concertation entre les deux parties, quel que soit le type d'intervention. En premier lieu, dès la consultation, l'entreprise utilisatrice doit anticiper en informant les entreprises extérieures des contraintes liées à leur intervention : planning envisagé, horaires d'intervention, règles de sécurité, risques particuliers de l'établissement, de son environnement, des matériels... Ces éléments doivent faire partie intégrante du cahier des charges pour une offre remise par l'entreprise extérieure plus "juste". Deuxième étape : la formalisation d'une première partie du PDP rassemblant l'évaluation des risques et les moyens de prévention associés, issus d'une rencontre et d'un échange sur les lieux de l'intervention entre l'ensemble des parties. Enfin, le jour même de l'intervention, une deuxième partie du PDP doit être établie entre les acteurs présents au travers d'un bon d'intervention prenant en compte ce qui n'avait pu être envisagé. C'est le document qu'évoque Jacky Joachim à la deuxième question2
P. S. : Pour nous, à la CGT, la vraie question est : comment obliger un ex-employeur de l'activité à gérer ce qu'il ne veut plus gérer. Les grosses entreprises savent parfaitement ce qu'il faudrait faire pour préparer une opération sous-traitée, ce n'est pas une question de connaissances ! La sous-traitance, dans ce contexte de volonté de se désengager, porte en elle-même l'accentuation des risques. Pour s'en sortir, il faudrait que, en plus d'un certain nombre de condamnations pénales intéressantes, comme celle d'AZF, il y ait une coresponsabilité civile, avec le partage de l'incidence sur la cotisation accidents du travail-maladies professionnelles, comme c'est déjà le cas pour l'intérim. Nous revendiquons un statut commun pour les salariés externes et ceux des entreprises donneuses d'ordres, afin d'éviter toute forme de dumping social. C'est au bout du compte le même débat que pour la précarité. C'est ce que j'appelle "les pavillons de complaisance terrestres".