Un risque radiologique à traiter comme les autres
Selon un récent livre blanc, l'application des principes généraux de prévention aux risques liés aux rayonnements ionisants permettrait d'améliorer la protection des salariés. De même qu'une meilleure traçabilité des expositions. Décryptage.
Les salariés seront-ils bientôt mieux protégés contre les rayonnements ionisants ? C'est ce que laisse espérer la lecture d'un livre blanc, rendu public le 15 septembre (voir "A lire"). "Ce livre blanc fait indéniablement progresser la prévention des risques liés aux rayonnements ionisants. Même s'il n'a pas été assez loin sur un certain nombre de points", juge Michel Lallier, représentant CGT au Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) qui a participé à son élaboration.
Dans la perspective d'une transposition en juin 2017 de la directive européenne Euratom sur la radioprotection, la direction générale du Travail (DGT), en concertation avec l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), a réuni un groupe de travail afin de définir des axes d'amélioration du dispositif de prévention actuel et de rédiger un livre blanc. Ce groupe, composé d'une soixantaine de professionnels - médecins du travail, experts, représentants des institutions et administrations -, a aussi intégré deux représentants syndicaux, Jean-Marie Mangeot, membre CGT du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct), et Michel Lallier.
Des règles spécifiques
En France, d'après les derniers chiffres de l'IRSN, près de 380 000 travailleurs sont considérés comme exposés aux rayonnements ionisants dans les secteurs de l'industrie nucléaire, de la santé, de la recherche, du transport ou encore de la construction. Mais, au niveau européen, les règles qui encadrent leur protection se distinguent de celles concernant les autres risques professionnels, car elles relèvent de directives différentes. Une faille que le livre blanc préconise de combler, en appliquant aux rayonnements ionisants les principes généraux de prévention des risques professionnels inscrits dans le Code du travail. De ce fait, le principe de substitution - "remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux" - s'appliquerait aussi aux rayonnements ionisants, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Concrètement, un employeur serait tenu, par exemple, d'envoyer un robot plutôt qu'une personne lors d'opérations dangereuses dans une installation nucléaire.
Dans la même logique, le livre blanc souligne que de nombreux travailleurs exposés aux rayonnements ionisants sont aussi exposés à d'autres risques, chimiques, biologiques, liés aux horaires atypiques... Afin de prendre en compte les effets synergiques de ces multiples expositions, notamment à différents CMR (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques), dont font partie les rayonnements, il recommande la création d'une "fiche de traçabilité" individuelle permettant de les lister. Cette fiche serait établie à partir du document unique d'évaluation des risques professionnels. Actuellement, l'obligation d'établir une fiche d'exposition n'existe que pour l'amiante, les rayonnements optiques artificiels et les rayonnements ionisants.
Au regard des principes généraux de prévention, le livre blanc estime également nécessaire d'étendre la couverture du risque radiologique. Aujourd'hui, seuls les salariés exposés à des doses supérieures à 1 milliSievert (mSv) par an sont considérés comme "exposés" aux rayonnements ionisants, et classés en catégorie A ou B selon leur niveau d'exposition. En dessous de ce seuil, les salariés sont assimilés à du public et ne bénéficient ni d'une évaluation du risque ni d'une réglementation protectrice spécifique. Le livre blanc propose un autre schéma, avec la mise en place d'une valeur d'exposition déclenchant une action de protection renforcée (VDA), fixée à 1 mSv. En deçà comme au-dessus de cette valeur, les travailleurs seraient désormais considérés comme "soumis à un risque d'exposition", dès lors que ce dernier ne peut être estimé négligeable, soit au-delà de 0,1 mSv selon le rapport. Ils bénéficieraient tous d'une évaluation du risque, d'une formation spécifique, ainsi que de la traçabilité de leurs expositions. Et ceux atteignant la VDA seraient classés comme aujourd'hui et bénéficieraient d'autres mesures : suivi médical renforcé (SMR), suivi dosimétrique individuel...
Cette nouvelle approche permettrait d'augmenter le nombre de travailleurs entrant dans les dispositifs de radioprotection, notamment dans les secteurs de la santé ou de la recherche. Certains salariés multi-employeurs, qui peuvent cumuler au cours d'une année des doses supérieures à 1 mSv, passeraient dans une des catégories des travailleurs "classés". A contrario, certains travailleurs aujourd'hui classés ne le seraient plus obligatoirement s'ils sont exposés à moins de 1 mSv. Actuellement, près de 90 % de ces travailleurs reçoivent une dose annuelle individuelle inférieure à 1 mSv, selon les données de l'IRSN. "La tendance des employeurs sera alors de chercher à déclasser le plus grand nombre de travailleurs afin de réduire les coûts du SMR et du suivi dosimétrique", met en garde Michel Lallier. Afin d'éviter ces déclassements, il propose notamment un abaissement de la VDA, ainsi qu'une saisine du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) avant décision de classement ou de déclassement de salariés.
Qui aura accès à la dosimétrie ?
Enfin, en cas de risques liés aux rayonnements ionisants, l'entreprise est tenue de désigner et d'assurer la formation d'une personne compétente en radioprotection (PCR). Actuellement, les PCR ont accès aux doses de radiations externes reçues par les salariés lors de chaque activité, soit la dosimétrie opérationnelle, mais pas à la dosimétrie interne, couverte par le secret médical. Le livre blanc propose de leur accorder l'accès à toutes les informations dosimétriques individuelles, afin de "favoriser leur réactivité et renforcer leur rôle en matière de prévention". Une proposition qui impliquerait de redéfinir leur statut, notamment de les soumettre au secret professionnel.
Pour la CGT, l'accès des PCR aux dosimétries individuelles ne peut s'envisager que si les personnes concernées sont indépendantes de l'employeur. Actuellement, certaines PCR sont directeurs des ressources humaines, d'agence ou de site. La gestion de l'emploi par la dose, c'est-à-dire l'embauche des salariés en fonction de la dose qu'ils ont reçue et peuvent recevoir sur l'année - laquelle ne peut dépasser 20 mSv -, est un risque de dérive patent. La seule solution pour l'empêcher serait d'établir une limite de dose mensuelle et non annuelle à ne pas dépasser, selon Michel Lallier.
Le livre blanc et ses propositions vont faire l'objet d'une consultation des partenaires sociaux, dans le cadre du Coct. Avec une proposition : mettre en pratique les nouvelles dispositions via des "guides sectoriels", sans les inscrire dans le Code du travail. Une mesure de simplification à laquelle tient beaucoup le gouvernement, mais qui est loin de faire l'unanimité chez les partenaires sociaux. "En cas de transgression de ces guides par l'employeur, quel pourra être le recours des salariés ?", s'inquiète Michel Lallier.
Surveillance radiologique des expositions des travailleurs. Livre blanc, sous le pilotage de Pierre Barbey et Christine Gauron, juin 2015.