Risques professionnels : les salariés handicapés surexposés
Dans un monde du travail implicitement fondé sur le modèle de l’employé valide, les travailleurs handicapés sont davantage concernés par les grands facteurs de risques professionnels, selon une étude de la Dares. L’intérêt de leur travail et leurs perspectives d’évolution sont également moins favorables que ceux de leurs collègues.
Les salariés handicapés se sentent nettement plus exposés aux risques professionnels que leurs collègues valides, selon une étude publiée par la Dares en juin dernier. Menée par le statisticien Marc Collet à partir de l’enquête « Conditions de travail » de 2019, cette étude compare leur ressenti à celui des salariés sans handicap.
Pénibilité physique, intensité du travail, manque d’autonomie, exigences émotionnelles, manque de soutien et de reconnaissance, conflits de valeurs et instabilité du poste : ces sept grands facteurs de risques les affecteraient particulièrement. Le résultat s’avère encore plus alarmant lorsque la Dares élargit son champ d’étude aux salariés « en situation de handicap », c’est-à-dire souffrant de limitations dans les gestes et activités du quotidien, du fait d’une maladie ou d’une affection de longue durée, mais sans avoir la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) : ces derniers évoquent comme facteur de risque supplémentaire l’organisation du temps de travail, et se plaignent plus encore du manque de soutien social et de reconnaissance ainsi que des exigences émotionnelles.
Des accidents plus nombreux, plus sérieux
Le profil particulier des salariés handicapés ou en situation de handicap pourrait-il expliquer ce ressenti ? Ils sont en effet nettement plus âgés (46 % ont 50 ans et plus), plus souvent ouvriers ou employés, et travaillent davantage à temps partiel. « Pour éviter tout biais, nous avons utilisé des modèles statistiques, objecte Marc Collet. Même en enlevant l’effet âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, l’écart avec les autres salariés persiste. »
En matière de pénibilité physique, les personnes interrogées se plaignent notamment d’une surexposition à un environnement bruyant et aux produits dangereux. Elles subissent davantage de tensions avec leurs interlocuteurs - collègues, hiérarchie ou éventuel public avec lequel ils sont en contact direct –, et mentionnent devoir davantage dissimuler leurs émotions sur leur lieu de travail.
Un travailleur handicapé sur deux, qu’il ait ou non une RQTH, considère être mal ou très mal payé et manquer de perspectives professionnelles. Les salariés reconnus handicapés font état de relations particulièrement tendues au travail, tandis que le sentiment d’être souvent ému ou bouleversé et de devoir cacher ses émotions est encore plus répandu chez les personnes en situation de handicap.
« Les réponses reflètent le ressenti des salariés, indique Marc Collet. Mais on note que les salariés reconnus handicapés déclarent plus souvent avoir eu au moins un accident sur leur lieu de travail au cours des douze derniers mois. Ces accidents apparaissent en outre nettement plus sérieux, puisqu’ils ont donné lieu à un arrêt de travail de plus de trois mois beaucoup plus fréquemment que pour l’ensemble des salariés. »
« Le traitement dérogatoire », source de tensions
Comment interpréter cette étude statistique ? « Même si cela paraît subjectif, le ressenti a une valeur prédictive importante, assure Evelyne Escriva,1
cheffe de projet à l’Agence nationale des conditions de travail (Anact). Cette étude est une photographie à un moment donné, sur la base du déclaratif. Elle ne nous renseigne pas sur le type de handicap, la nature du poste occupé, les éventuels aménagements de poste obtenus…, ce qui limite les possibilités d’interprétation. Mais elle pointe des enjeux forts pour demain. » En effet, l’âge de la retraite s’éloignant, la population des travailleurs sera globalement plus sujette aux maladies chroniques et aux limitations de ses capacités…
Mathéa Boudinet, sociologue, dont la thèse porte sur l’articulation entre genre et handicap sur le marché de l’emploi, n’est pas surprise par les résultats de l’étude. « De 2020 à 2023, j’ai mené une cinquantaine d’entretiens avec des personnes handicapées ou en situation de handicap. Toutes témoignent de discrimination, de difficultés dans les relations avec les collègues, et d’une forte stigmatisation. » La sociologue évoque par exemple « une sage-femme qui souffrait d’une maladie chronique. Reconnue inapte, elle avait obtenu un reclassement dans l’hôpital public où elle travaillait, avec aménagement du poste et des horaires. Elle ne travaillait plus la nuit ni les week-ends. Cet aménagement a provoqué jalousie et incompréhension et ses collègues se sont débrouillées pour qu’elle soit chargée d’annoncer aux parents la mort de leur enfant. »
La plupart des personnes interrogées, note la sociologue, « ont intériorisé le fait que leur handicap pose problème dans le milieu professionnel, et que le traitement dérogatoire est source de tensions. Même si elles réalisent que leurs conditions de travail sont mauvaises, elles ne se mobilisent pas pour leurs droits car elles considèrent que leur employeur est déjà charitable de les accepter. Beaucoup préfèrent même ne pas révéler leur handicap pour éviter d’être discriminées.»
Invisibilisation du handicap
Enseignant-chercheur en ergonomie à l’Université Paris-8, Gaétan Bourmaud constate lui aussi que « c’est d’abord au prisme de leur handicap que ces travailleurs considèrent les tâches à accomplir et leurs difficultés. Ils minimisent la responsabilité d’une mauvaise organisation, de process peu clairs ou de collectifs de travail insuffisants. » En outre « comme toute minorité, cette catégorie de travailleurs se heurte à la discrimination, au plafond de verre avec de faibles perspectives d’évolution et de promotion. Souvent on les cantonne à des tâches basiques, à faible valeur ajoutée. »
Gaétan Bourmaud déplore « l’invisibilisation du handicap dans le monde du travail ». « Ces personnes ont non seulement à affronter les difficultés que tous les autres rencontrent, mais aussi l'obligation de dissimuler leurs limitations, avec des stratégies complexes et coûteuses, du type prolonger la journée pour que les collègues partent avant et ne voient pas à quel point marcher est douloureux, ou s'appuyer sur un collègue dans la confidence, qui va pouvoir suppléer, accompagner, ce qui génère beaucoup de tensions et d’épisodes à forte charge émotionnelle. »
L’étude de la Dares interroge en creux l’efficacité de la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005. Une loi restée « non-effective dans la plupart des secteurs publics et milieux professionnels, observe Mathéa Boudinet. Elle n'a pas eu l'effet escompté et la situation n'évolue pas beaucoup : employeurs ou collègues n'ont par exemple aucune honte à tenir des propos discriminatoires qu’on ne se permettrait plus à l’égard d’autres minorités mais qui sont socialement acceptés quand il s’agit de handicap ! »
A la lumière de de ce qui s’est fait pour la parité et l’égalité professionnelles hommes-femmes, Mathéa Boudinet appelle à « une évolution législative, et à un renforcement des contrôles dans les entreprises sur la mise en place des aménagements de poste et des procédures de reclassement. » Mais, prévient-elle, les évolutions de carrière des personnes handicapées resteront entravées tant que les critères d’évaluation des entreprises seront implicitement fondés sur le modèle de l’employé « idéal », donc valide, qui n’a besoin ni d’aménagement de poste ni de temps partiel, ni de limiter ses déplacements.
- 1Directrice de l’ouvrage collectif "Les situations de handicap-Le maintien dans l'emploi", Anact, 2004.