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Risques psychosociaux : un rapport sur le stress mais sans le travail

par Nathalie Quéruel / avril 2008

Dans leur rapport sur les risques psychosociaux, remis au ministre du Travail le 12 mars dernier, le statisticien Philippe Nasse et le psychiatre Patrick Légeron font l'impasse sur les conditions de travail génératrices de stress. Un parti pris contesté.

C'est un texte où il manque des mots essentiels, selon certains. Les termes de " souffrance mentale " ou de " dépression professionnelle " sont ainsi absents du Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux, remis à Xavier Bertrand, ministre du Travail, le 12 mars dernier. Philippe Nasse, statisticien et vice-président du Conseil de la concurrence, et Patrick Légeron, psychiatre et patron du cabinet de consultants Stimulus, les deux auteurs de ce rapport, relèvent bien que " les troubles psychiques constituent la première cause d'invalidité professionnelle ". Ils rappellent aussi que l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) estime que le coût du stress au travail en France se situe entre 0,8 et 1,6 milliard d'euros. Mais la question du lien avec le travail - son organisation, son intensification, son évaluation ou les modes de management - et l'activité des salariés reste curieusement en creux dans leur rapport.

 

En quête d'un consensus

De fait, les deux auteurs ont souhaité éviter ce débat conflictuel, afin de faciliter la formation d'un " consensus pour l'action ". Pour Philippe Nasse et Patrick Légeron, " l'objectif est d'observer avant d'expliquer ". D'où leur première proposition : créer un indicateur global, tiré d'une enquête psychosociale auprès d'un échantillon représentatif de salariés. Celui-ci permettra de regarder " pour un même individu, ses caractéristiques de salarié, l'état de sa santé mentale et son degré d'exposition à certaines situations reconnues a priori comme facteurs de risque psychosocial ".

Pour plusieurs observateurs avertis, renforcer les dispositifs statistiques afin d'orienter les politiques publiques et nourrir le débat social n'est pas une mauvaise chose en soi. " Les diverses approches pour traiter les risques psychosociaux - l'école française de Christophe Dejours et les pratiques anglo-saxonnes, plus axées sur l'individuel - sont inconciliables. La création d'un indicateur est une bonne option de sortie, qui permettra, j'espère, d'entamer le dialogue social ", affirme le Dr Bernard Salengro, président du syndicat des médecins du travail de la CFE-CGC.

Mais les tenants d'une clinique médicale du travail, comme d'autres spécialistes, demeurent sceptiques. Pour eux, aucun questionnaire n'est neutre. Et l'existence d'éléments objectifs, permettant un constat partagé sur la santé mentale des salariés, n'est pas certaine. " On peut trouver un consensus sur un niveau de bruit qui risque de rendre sourd, remarque Anne Flottes, consultante psychodynamicienne du travail. Mais, en matière psychique, produire un outil statistique neutre me paraît relever du mythe. " Rien ne garantit qu'il n'y aura pas de débat conflictuel sur les résultats de cet indicateur. " Sauf à y mettre des moyens réels, j'ai peur qu'il ne serve qu'à enterrer le problème, notamment en disqualifiant les autres données issues des enquêtes de vécu des salariés par rapport à leurs conditions de travail, déclare, dubitatif, Henri Forest, secrétaire confédéral CFDT chargé des conditions de travail. Surtout, les auteurs ne disent pas vers quoi le consensus doit tendre. "

En évacuant la question du travail, le rapport fait aussi l'impasse sur la prévention, selon Philippe Davezies, maître de conférences à l'université de Lyon 1 : " Le problème de cet indicateur global, c'est qu'il s'en tient à une évaluation des effets du stress. Le rapport est décevant, car il montre une insistance à ne pas aller sur le terrain de la description des causes, celles qui sont liées à l'organisation du travail, ce qui est contraire à l'action préventive. En outre, il invite à faire de cet outil statistique national un étalon pour les entreprises ou les branches. On agira parce que c'est pire qu'ailleurs, alors qu'il faut traiter le risque psychosocial en amont, avant que la situation des salariés soit dégradée. "

" L'inconvénient, c'est qu'on aura du mal à faire de la prévention primaire, observe de son côté Anne Flottes. Dès lors, que va-t-il rester ? La prévention secondaire et les interventions au niveau tertiaire, telles que le rapport les définit : aider les individus à gérer plus efficacement les contraintes du travail, en proposant de la gestion du stress, de l'assistance psychologique, etc. "

En dehors de cet indicateur global, le rapport préconise également d'en développer d'autres, plus spécifiques, à partir des enquêtes existantes. Les rapporteurs en font un inventaire assez précis. Ils pointent notamment l'intérêt du projet Samotrace (pour " Surveillance de la santé mentale en relation avec le travail ") engagé par l'Institut de veille sanitaire (InVS) et la médecine du travail. Son objectif est de mesurer les caractéristiques du salarié, l'état de sa santé mentale et son exposition aux risques psychosociaux. " Cette enquête intègre les modèles Karasek et Siegrist1 , plus des questionnaires abordant les thèmes de la conflictualité au travail, le harcèlement, les liens entre vie professionnelle et vie privée, etc., explique Gérard Lasfargues, chef du département santé-travail de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset). Mais contrairement à ce que dit le rapport, le stade expérimental a été dépassé, puisque des premiers résultats seront présentés en juin au congrès de médecine du travail. "

 

" Référentiels de prévention "

Les rapporteurs citent également d'autres enquêtes, comme celle sur la Surveillance médicale des risques (Sumer), menée par la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares), du ministère du Travail. Mais ils notent que ces enquêtes produisent un " rassemblement d'informations où l'explication a plus souvent guidé l'observation que l'inverse ". Un argument qui, selon Dominique Huez, médecin du travail, sert à écarter les connaissances déjà produites sur la souffrance au travail. Pour ce dernier, ces enquêtes " mettent clairement en évidence le lien entre l'organisation du travail et les atteintes à la santé mentale. Donc prétendre, comme le fait le rapport, que, puisque rien n'est démontré scientifiquement, il faudrait créer un indicateur global relève de la désinformation. "

Du coup, plusieurs des propositions du rapport - lancement d'une campagne publique d'information, formation des acteurs au sein de l'entreprise, mise à disposition de " référentiels de prévention " pour les employeurs, création d'un portail Internet délivrant une information sur les risques psychosociaux accessible à tous - suscitent quelques interrogations. " Il y a une sorte de contradiction à dire qu'un indicateur global est nécessaire parce que rien n'est démontré et à vouloir communiquer ", relève Dominique Huez. " Le rapport parle d'accroître l'expertise et la formation des acteurs de l'entreprise et de fournir des référentiels et des standards aux entreprises. Mais lesquels ? Ceux de Stimulus ? ", ironise Anne Flottes. Le rapport rappelle en effet qu'il existe " une panoplie de méthodologies [...] opératoires " dont peuvent se servir les entreprises. Et il précise que " l'indicateur global devrait permettre de déterminer des standards, après un temps suffisant d'expérimentation ".

 

Autopsies psychologiques

Si le rapport se veut consensuel, ses propositions sur une analyse rigoureuse des suicides au travail s'avèrent en revanche " explosives ". Certes, tout le monde s'accorde sur l'intérêt de faire " un recensement des décès par suicide au travail ". Mais l'idée de pratiquer des " autopsies psychologiques ", soit un " recueil minutieux des données susceptibles de reconstituer l'environnement psychosocial de l'individu ", suscite des réserves, voire une franche opposition. " Elles me paraissent délicates à mener et même dangereuses, estime Henri Forest. Et je ne suis pas sûr qu'elles apportent grand-chose à la compréhension des risques psychosociaux. Je crains qu'elles ne s'efforcent de montrer la part individuelle dans les causes du décès d'un salarié confronté à des difficultés professionnelles. " " Une telle dissection psychique dans le cadre du travail est-elle légitime ? ", questionne pour sa part Anne Flottes.

Les auteurs préconisent que ces autopsies soient menées systématiquement par les caisses régionales d'assurance maladie (Cram) quand le suicide est commis sur le lieu de travail ou... " quand les ayants droit réclament une reconnaissance en accident du travail ". Au risque de poser une condition supplémentaire à la reconnaissance de suicides comme accidents du travail. " On serait alors en plein conflit d'intérêts, observe Dominique Huez. De ces autopsies, qui pourraient être éventuellement un outil de connaissance, les auteurs font un instrument médico-réglementaire. C'est consternant. " " Ces autopsies ne pourraient être conduites, avec beaucoup de précaution, que par des spécialistes de la clinique médicale du travail. Ce n'est pas la mission des Cram ", insiste Gérard Lasfargues.

En conclusion, les auteurs recommandent, avant toute prise en charge des risques psychosociaux par la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP), de mener " des études portant sur les coûts ", afin de mesurer " l'ampleur de l'enjeu financier ". Un conseil empreint d'un réalisme prudent, pour ne pas dire cynique, censé éviter une aggravation du trou de la Sécurité sociale.

 

Le ministre du Travail propose de négocier là où il y a du stress
entretien avec Xavier Bertrand, ministre du Travail
François Desriaux

Le maître mot de ce rapport sur le stress est " consensus ". Comment comptez-vous procéder ?

Xavier Bertrand : Je pense réellement qu'en la matière, l'Etat ne pourra avancer qu'avec les partenaires sociaux et les entreprises directement concernées par le coût humain, social et économique que représentent les risques psychosociaux pour leur activité. Pour cela, je souhaite que soit mise en place le plus rapidement possible une enquête nationale annuelle destinée à mesurer précisément le stress au travail. Dès 2009, cet indicateur permettra à chacun de se fonder sur un constat indiscutable, qui sera une première étape dans la création d'un consensus social entre tous les acteurs pour la détection et la prévention du stress. Grâce à cet indicateur, nous pourrons identifier les secteurs d'activité et les branches où le stress est supérieur à la moyenne nationale. Je veux mettre en débat l'idée que, dans les branches où ce constat sera fait, la négociation soit rendue obligatoire.

Que pensez-vous des propositions, d'une part, d'extension du droit d'alerte aux risques psychosociaux et, d'autre part, de renforcement des incitations financières ?

X. B. : Je suis favorable à ce que le rôle des membres des CHSCT soit renforcé dans le domaine de la prévention des risques psychosociaux par une meilleure formation, l'extension du dispositif d'alerte et l'allongement de leur mandat. En ce qui concerne la branche AT-MP, nous devons effectivement mener une réflexion sur l'efficacité des mécanismes de tarification vis-à-vis de la prévention.

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    . Modèles d'analyse déclinés en questionnaires et communément utilisés pour mesurer le risque de souffrance mentale au travail.