© Adobe Stock
© Adobe Stock

RPS : le «zéro management» n'est pas la solution

par Fanny Marlier / 10 octobre 2024

La disparition de l’encadrement dans les nouvelles organisations, plateforme numérique, entreprise coopérative ou « libérée », met à mal les collectifs de travail. Un risque pour la santé des travailleurs pointé par une recherche en psychodynamique du travail.

En valorisant l’autonomie et la liberté dans le travail, les « nouvelles » formes d’organisation du travail apportent-elles réellement davantage de plaisir aux travailleurs ? C’est la question sur laquelle s’est penchée l’Institut de psychodynamique du travail (IPDT), dont les conclusions, dévoilées en août dernier, dressent un bilan en demi-teinte. Titrée « Les effets subjectifs des " nouvelles " organisations du travail », l’étude explore plus précisément l’investissement dans le travail et son impact sur la santé.
Réalisée dans le cadre d’un appel à projet lancé en 2019 par les services statistiques publics Dares et Drees, l’enquête qualitative s’est déroulée de 2020 à 2022 auprès de trois entreprises ayant opté pour une organisation alternative : une plateforme numérique de livraison à vélo, une Scop (société coopérative de production) de livraison à vélo, et une entreprise dite « libérée ». Au total, les chercheurs ont rencontré à plusieurs reprises une dizaine de travailleurs dans chaque organisation, qu’ils ont interrogés via des entretiens collectifs. 

Un management par l’algorithme

Dans le cas des plateformes numériques, le constat est sans appel. « L’ubérisation est délétère pour la santé physique et mentale des travailleurs », insiste Fabien Lemozy, sociologue et co-auteur de l’étude. Derrière l’image à la cool des plateformes reposant sur l’imaginaire de l’entrepreneuriat et de la liberté dans le travail, se joue en réalité un monde fait de concurrence féroce entre livreurs, conditionnée par la mise en place du paiement à la tâche et d’un système de primes individuelles. L’organisation du travail accentue cette compétition, avec notamment l'étape déterminante du « shift », du nom de ce créneau horaire aux places limitées auquel doivent s'inscrire en amont les livreurs pour réserver leurs courses. Une attention constante est requise pour ne pas manquer ces moments dédiés par les plateformes. 
Ici, le management algorithmique a remplacé le management humain. Il empêche toute forme de dialogue avec le travailleur, lequel ne peut rien expliquer ou négocier en cas de problème. Au-delà des risques routiers et de l’usure professionnelle, la crainte de ne pas rouler, et donc de ne pouvoir gagner suffisamment, préoccupe davantage ces travailleurs. D’autant qu’ils sont entièrement dépendants des aléas de production mais aussi des opportunités de livraison que veut bien leur donner l’algorithme. « Pour tenter d’arriver à faire un minimum journalier, l’investissement des travailleurs passe par l’endurance physique. Ici, elle n’est pas un moyen pour accéder au plaisir d’un travail bien fait, elle est une finalité : je travaille pour endurer, souligne Fabien Lemozy. Du point de vue de la santé, cela change tout, le corps ne peut que finir par craquer. » Les conséquences pour la santé sont d’autant plus invisibilisées que les travailleurs des plateformes, sous statut de micro-entrepreneurs, échappent au suivi par la médecine du travail. 

Des arbitrages coûteux 

Fondée en 2019 par des anciens livreurs de Deliveroo souhaitant créer un modèle alternatif à la plateforme, la Scop Salmo porte une attention particulière au bien-être des salariés, à leur coopération, ainsi qu’aux valeurs portées par l’entreprise. Tout au long des shifts, ils échangent régulièrement sur leurs difficultés, prennent des nouvelles des uns et des autres. Malgré ces points positifs, une difficulté émerge : les préoccupations économiques de l’entreprise s’ajoutent aux problématiques des salariés. Puisqu’ils sont sociétaires, la peur de ne pas être à la hauteur du collectif les gagne. « Rouler le plus vite possible et transporter le maximum de marchandises (sans en altérer la qualité) ne se ferait donc plus au nom de la création de richesse économique individuelle, mais collective », peut-on lire. Dans un tel contexte, les temps d’échange consacrés au bon fonctionnement de la coopérative sont relégués au second plan, quand ils ne disparaissent pas. 
Pour étudier une autre formation d’organisation qui a récemment émergé, les chercheurs de l'IPDT se sont tournés du côté de Proteotech. Depuis dix ans, cette entreprise de conseil aux groupes pharmaceutiques dans le domaine du développement informatique fonctionne sur le modèle des « entreprises libérées ». En 2014, l’un des dirigeants a mis en place la méthodologie « Scrum » de répartition des tâches afin de favoriser le développement d’équipes autonomes et de groupes de travail transversaux. Chaque salarié volontaire doit, en plus de ses compétences scientifiques, s’impliquer au sein de groupes transverses portant, par exemple, sur des questions économiques, de ressources humaines ou de marketing. Les auteurs de l’étude constatent chez les salariés une «  surcharge de travail » et une pression « psychique » particulière en raison de cette responsabilité individuelle accrue. Ce qui entraîne un autre problème : les groupes de travail n’arrivent parfois pas à trancher et à prendre des décisions importantes pour le bon déroulement des projets, dont plusieurs finissent par tomber à l’eau. 

Repenser la coopération verticale 

Ne pas faire disparaître le management, mais repenser plutôt les questions de coopération verticale et l’autorité figure parmi les pistes de réflexions portées par les auteurs de l’étude. « En déjouant le traitement interpersonnel des conflits et la personnalisation des problèmes, et en assumant la responsabilité et l’échec potentiel de la décision, l’autorité protège les autres travailleurs et assume une fonction importante dans la prévention de la santé psychique », concluent-ils. En somme, une réhabilitation de l’encadrement pour structurer des collectifs de travail.

A LIRE AUSSI