Des salariés devenus préventeurs du risque toxique
Au port pétrolier de Fos-Lavéra, une expertise pour risque grave a permis aux élus du CSE de réinvestir, avec les salariés, la prévention des expositions aux agents chimiques dangereux. Et de convaincre l’employeur de la renforcer. Reportage.
Dans le monde portuaire, la santé au travail n’a pas toujours été une priorité. « Prendre des risques, être exposé à des produits chimiques, cela a toujours fait partie du métier. Nous l’acceptions comme les anciens avant nous », explique Benoît Facchetti, secrétaire du CSE et responsable de la CGT chez Fluxel, entreprise classée Seveso, qui exploite deux ports pétroliers à Fos-sur-mer et Lavéra, un quartier de Martigues (Bouches-du-Rhône). Ce déni des dangers, qui s’explique aussi par la crainte d’une automatisation et de ses répercussions sur l’emploi, a été encouragé par les directions successives, en dépit de leur obligation de sécurité. « On nous a toujours dit de ne pas nous inquiéter », se souvient amèrement Patrick Porcu, chef de groupe maintenance mécanique.
Cependant, il y a quelques années, un ancien collègue est décédé des suites d’un cancer, après une longue bataille pour la reconnaissance de l’origine professionnelle de sa maladie. Des cancers ont été diagnostiqués chez d’autres salariés. Des drames traumatisants pour les personnels de Fluxel, avec l’angoisse d’être le prochain sur la liste. « Nos fiches d’exposition aux agents chimiques dangereux et nos dossiers médicaux n’ont toujours pas été transférés à notre nouvel employeur, il n’y a aucune traçabilité de nos expositions passées », déplore Ahmou Boukortt, élu CGT au CSE et secrétaire de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). Les deux ports pétroliers ne sont plus en effet des établissements publics depuis 2011, date de la création de la société Fluxel.
Expositions multiples
A la suite d’une alerte des élus CGT, une expertise pour risque grave a été votée en février 2018 par l’ancien CHSCT. Cette expertise, confiée au cabinet Cidecos, a duré près d’un an. « L’objectif de notre intervention était d’élaborer une prévention robuste articulée autour de la participation des opérateurs et des représentants du personnel », souligne Cyril Cuesta, analyste du travail chez Cidecos. Premier constat des experts : les dangers des expositions aux nombreux produits chimiques transitant par le port pétrolier ont été largement minimisés par l’entreprise. Le port pétrolier de Fos-Lavéra assure l’acheminement de cargaison de navires en pétrole brut, carburant raffiné, gaz pétrole liquéfié (GPL) et autres produits vers ses clients – des entreprises industrielles du raffinage, de la pétrochimie et de la chlorochimie –, via un réseau impressionnant de pipelines.
L’expertise a permis de révéler de nombreuses situations de travail exposant les salariés aux produits chimiques, par le biais d’émissions de gaz ou de vapeurs, lors du chargement des cargaisons, d’opérations de maintenance sur des installations souillées, d’interventions à proximité de fosses ouvertes de vidange ou de récupération…
« Les élus ont eu le mérite de faire remonter une vraie problématique hygiène et sécurité », reconnaît Fabien Carsana, nouveau directeur de Fluxel, recruté à la suite de l’expertise CHSCT. A titre d’exemple, jusqu’en 2014, aucun équipement de protection individuel (EPI) n’était préconisé pour l’exploitation des bruts. Or ces derniers contiennent du benzène, un cancérogène avéré. Les personnels y étaient donc exposés, sans protection. « Personne ne nous avait informés qu’il y avait du benzène dans les bruts », se désole Patrick Porcu. Des appareils respiratoires isolants (ARI), équipements similaires à ceux utilisés en plongée sous-marine, ont depuis été fournis aux salariés concernés.
Sortir d’une prévention a minima
Autre manquement de l’employeur à ses obligations de prévention, les fiches de données de sécurité (FDS) des produits chimiques utilisés étaient obsolètes, non traduites, voire inexistantes. Les FDS disponibles, exploitées par Cidecos, ont montré que les salariés étaient en contact avec de nombreuses substances classées CMR (cancérogène, mutagène et reprotoxique), et ce « de façon importante, répétée et fréquente ». Arguant de l’absence de dépassement des valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP), la direction de l’entreprise avait opté pour une prévention a minima, avec la fourniture d’EPI, écartant toute prévention collective ou suppression du risque à la source. Or « le port des EPI ne garantit pas une protection effective dans toutes les situations de travail », rappelle Gaspard Brun, autre expert de Cidecos. « De plus, raisonner en termes de présence de produits doit primer sur les VLEP », rajoute-t-il. Les dangers liés aux différentes substances manipulées sont en effet loin d’être tous connus.
Depuis l’expertise CHSCT, la situation s’est améliorée. Le pôle HSE (hygiène, sécurité, environnement) de l’entreprise a été renforcé, avec le recrutement de nouveaux préventeurs. Les fosses ouvertes de récupération des ballasts ont ou vont être fermées. Des filtres à charbon ont été installés sur les évents des fosses pour éviter la dispersion de composés organiques volatils (COV) toxiques. Les anciens détecteurs « 4 gaz » portés par le personnel, qui ne permettaient pas de les alerter en cas de présence de benzène ou d’autres substances volatiles, ont été remplacés par des détecteurs COV. « Ces détecteurs sonnent tous les jours, je notifie ces alertes et m’assure que les personnes ont quitté la zone. Mais on ne sait pas vraiment à quelle substance les salariés sont exposés », pointe Yann Vivien, responsable de la surveillance du site. Le secrétaire de la CSSCT, Ahmou Boukortt, déplore ce manque de traçabilité des expositions, jugeant, avec les élus du CSE, que l’effort de prévention est encore insuffisant. « Il n’est pas normal que nous soyons toujours exposés à des produits toxiques deux ans après le diagnostic de Cidecos », explique-t-il.
Une démarche participative
L’entreprise a aussi lancé une grande campagne de métrologie avec l’accompagnement de la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat). « Les élus sont impliqués dans cette campagne d’analyses, certains ont participé aux modules de formation aux côtés du pôle HSE. Nous avançons de façon collaborative et participative », souligne Fabien Carsana. « Les travailleurs doivent apporter leur expertise de terrain pour améliorer la sécurité et la prévention, ce sont eux qui connaissent leurs métiers », renchérit Ahmou Boukortt.
En attendant le résultat de cette campagne, de nouvelles règles de sécurité ont été établies pour le personnel d’exploitation et de maintenance. Ils doivent désormais porter en permanence des ARI pour la plupart de leurs interventions. Le port de ces appareils, qui pèsent une douzaine de kilos et ont une autonomie limitée, ajoute néanmoins une contrainte physique et de temps.
« Avec cet équipement, le champ de vision est réduit et nous n’entendons plus rien. Pour certains travaux, porter ces bouteilles d’oxygène sur le dos est même dangereux », signale Patrick Porcu. Responsable de la maintenance, il a obtenu que ses opérateurs puissent travailler avec des ARI « narguilé », système par flexible sans port de bouteille. Cependant, ces appareils ne sont pas adaptés à toutes les situations de travail.
Pour les représentants du personnel comme pour les experts de Cidecos, la prévention des expositions aux produits chimiques dangereux passe par une suppression du risque à la source. Car des solutions techniques existent pour assurer une exploitation en circuit fermé ou encore une captation des émissions émises par les navires lors du chargement des cargaisons. « Un plan d’investissements sur trois ans a été présenté aux actionnaires, assure le directeur de Fluxel. Nous allons commencer ces travaux pour assurer une prévention collective dès 2021. » A l’évidence, l’appropriation des questions de prévention par les élus du CSE et les personnels a permis de mettre l’entreprise sur le chemin de l’amélioration des conditions de travail.