Les salariés des TPE (trop) enclins à sacrifier leur santé
Pour des raisons économiques et sociologiques, les salariés des très petites entreprises tendent à ne pas déclarer leurs accidents ou à ne pas s’arrêter en cas de problème de santé. Issu d’une enquête, ce constat appelle des efforts accrus de prévention pour cette population.
À en croire les données disponibles sur la santé au travail des salariés des très petites entreprises (TPE, moins de 10 salariés), ces derniers sont à la fois les plus exposés aux risques professionnels et ceux qui en subissent le moins les conséquences : ils déclarent en effet moins d'arrêts maladie, d'accidents du travail (AT) et de maladies professionnelles (MP) que leurs congénères des plus grosses structures. « Ont-ils vraiment une meilleure santé ou leur santé réelle est-elle invisibilisée par différents mécanismes ? », interroge Émilie Legrand, maîtresse de conférence en sociologie à l'université du Havre.
Cette question a motivé le lancement d’une enquête, SanTPE, menée pour le compte de la direction de l’Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail. Ses résultats, publiés en août dernier, contredisent les idées reçues. « Les salariés des TPE ne vont pas aussi bien que les statistiques le disent, constate Emilie Legrand, responsable scientifique de l’enquête. À peu près quatre sur cinq déclarent des troubles de la santé. » Dans les trois secteurs d’activité analysés – bâtiment, restauration, coiffure – les corps sont mis à mal par les postures pénibles, les risques chimiques ou encore les chutes. Mais les employés « consultent peu et ne s'arrêtent pas, à moins de ne plus tenir debout », observe Émilie Legrand. D'où un nombre artificiellement réduit d'arrêts comme d'AT et de MP. Si « de nombreux accidents nous ont été confiés (...), seule une minorité a fait l’objet d’une déclaration », observe l’enquête.
Souffrir en silence
La minimisation des maux est d'abord due à ce qu'Émilie Legrand qualifie « d'ethos de l'endurance ». « Les salariés des TPE sont souvent durs à la peine, estime-t-elle. La plupart sont issus de milieux populaires où ne pas verbaliser ses douleurs ni se plaindre est un signe d'excellence professionnelle. » Capucine – le pseudo d'une coiffeuse de 30 ans interviewée par les chercheuses – ne dit pas autre chose : « Je suis dure au mal, même si j’ai mal, je continue de travailler. » La socialisation professionnelle renforce cette tendance. L'étude rapporte le cas d'une coiffeuse atteinte d'un canal carpien, sans doute lié aux gestes répétitifs, dissuadée par sa patronne de demander une reconnaissance en maladie professionnelle. Face aux sociologues, la dirigeante ne cesse de répéter qu’« aujourd’hui on s’écoute trop », que « c'est n’importe quoi tous ces trucs sur les risques et la prévention », qu’« avant on n’était pas embêté avec tout ça et les gens s’en portaient pas plus mal ».
Les salariés des TPE intègrent aussi l'idée que leur absence met en péril le collectif, alourdit la charge des collègues et dirigeants, auxquels ils sont souvent attachés, voire qu’elle fragilise l'entreprise. « Décaler tout le monde, embêter tout le monde pour prendre ses clients, c’est compliqué donc du coup, bah j’ai pas pris l’arrêt », témoigne dans l'étude une coiffeuse de 20 ans. S'ajoutent pour ces salariés des contraintes temporelles et financières, en lien avec leurs faibles rémunérations. Difficile de trouver un créneau chez le médecin quand on a un planning chargé, à moins de poser un congé. Et s'arrêter, c'est une fiche de paie amputée, souvent sans indemnités journalières compte tenu du délai de carence. « Au lieu de se soigner, on continue de travailler et les pathologies s'aggravent. C'est une mauvaise stratégie car beaucoup de salariés se retrouvent usés dès la cinquantaine, regrette Stéphanie Prat-Eymeric, secrétaire fédérale de la FGTA-FO. Quant à l'absence de prise en compte de la santé des dirigeants, elle mène à des cessations d'activité. »
Des outils à mobiliser
D'où la nécessité d'une meilleure prévention, objet du second volet de l'enquête, copiloté par Sandrine Caroly, professeure en ergonomie à l'université Grenoble-Alpes. Le rapport cite des outils de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), dont pourraient s'emparer les TPE (Mavimplant, pour optimiser l'espace de travail ; OiRA, pour évaluer les risques professionnels…) et note le besoin d’un soutien financier pour les aider à s'équiper de matériel adapté. A ce titre, le président de l'Union nationale des entreprises de coiffure, Christophe Doré, salue le succès de Préciseo, aide versée par l'Assurance maladie-Risques professionnels pour financer l’achat de matériel de prévention face aux nuisances chimiques et aux troubles musculosquelettiques. « La démarche a été bien perçue, même si l'enveloppe a été vite consommée », indique le responsable patronal, qui affirme par ailleurs que la culture de la prévention progresse ces dernières années, dès les écoles de coiffure.
Stéphanie Prat-Eymeric juge pourtant que nombre d'employeurs sont encore « réfractaires ». « Il faut faire intervenir les ergonomes et les psychologues dans les TPE, renforcer le rôle des médecins du travail et des conseillers des Carsat [caisses d’assurance retraite et de la santé au travail, NDLR], trop peu nombreux », soutient la syndicaliste. L’enquête SanTPE constate également une méfiance des petits patrons à l'égard des acteurs institutionnels et des préconisations venues « d'en haut », perçues comme inadaptées. « Beaucoup de TPE méconnaissent nos métiers et confondent nos services et ceux des organismes de contrôle », confirme Fabrice Michiels, médecin du travail au sein du Service prévention santé travail Corrèze - Dordogne. Pour lever les réticences des employeurs, ce praticien, qui mène une action sur la prévention des perturbateurs endocriniens dans la coiffure, parie sur un certain pragmatisme et du dialogue.
Solutions de terrain
En matière de prévention, la petite taille des entreprises n'a toutefois pas que des désavantages. « Les TPE sont un milieu difficile à pénétrer, mais où les relations sont aussi plus directes et humaines, ce qui permet d'être vite écoutés », souligne Fabrice Michiels. La souplesse propre aux petites structures fait que les salariés parviennent aussi à mettre en place leurs propres régulations : en se répartissant le travail d'un collègue absent, en décalant les rendez-vous des clients qu'ils connaissent, en assurant plusieurs tâches à la fois, etc. « Il y aurait à gagner à regarder comment les gens font pour éviter de trop s'user et à les accompagner, conclut Émilie Legrand. Les astuces qui s'inventent dans le quotidien semblent souvent les solutions les plus efficaces. »