Santé : l'injustice des licenciements pour inaptitude

par Isabelle Mahiou / juillet 2013

De plus en plus de salariés seraient licenciés pour inaptitude médicale, avec des répercussions sociales et judiciaires. En cause, des conditions de travail usantes, qui font obstacle au maintien dans l'emploi. Surtout pour les salariés vieillissants.

Un vent de contestation soufflerait-il sur les avis d'aptitude et d'inaptitude prononcés par les médecins du travail ? Le fait est qu'en Ile-de-France, la hausse des recours est nette. Au nombre de 223 en 2010, ils sont passés à 264 en 2011, puis à 305 en 2012, selon la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte). Et le mouvement se poursuit. En Aquitaine, Catherine Dalm, médecin-inspecteur régional du travail (Mirt), constate la même tendance. Elle y voit un reflet de la judiciarisation des relations sociales, stimulée depuis l'an dernier par l'obligation de mentionner les voies de recours sur les avis : "Cela a suscité des vocations, notamment chez les avocats des salariés et des employeurs."

Selon une enquête de la Direccte francilienne, sur l'année 2010, les inaptitudes ont été plus contestées que les aptitudes, et les salariés plus souvent que les employeurs à l'origine des recours. Sur l'ensemble des saisines, un tiers concerne la souffrance au travail, à quasi-égalité avec les atteintes de l'appareil locomoteur, pourtant cause numéro un des inaptitudes. Commentaire de Nicolas Sandret, Mirt en Ile-de-France : "Les employeurs contestent davantage les inaptitudes qui sont liées à un risque psychosocial et sont prononcées en une seule visite, des mesures de sauvegarde pour des salariés incapables de revenir dans l'entreprise. Ils anticipent un procès aux prud'hommes

Des inaptitudes en augmentation ?

L'augmentation du nombre d'inaptitudes prononcées pourrait aussi expliquer la progression des contestations. Mais cela reste difficile à prouver, en l'absence de données consolidées au niveau national. Une étude menée en 2009 dans les Pays-de-la-Loire, s'appuyant sur une estimation de l'Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph), énonce que les avis d'inaptitude à tout poste auraient plus que doublé en France entre 1998 et 2003. De même, le site d'information handipole.org, se fondant sur les éléments de l'Inspection médicale du travail d'Ile-de-France, conclut que "les situations d'inaptitude au poste ou à tout poste ont nettement augmenté ces dernières années", passant de 9 300 à 20 500 dans cette région entre 1997 et 2003. Enfin, un rapport rendu en 2007 par Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation, avance qu'en 2004 "les médecins du travail du régime général ont délivré près de 470 000 avis d'inaptitude, dont un peu plus de 200 000 temporaires", sachant que des personnes peuvent faire l'objet de plusieurs avis successifs. Il faudrait y ajouter, d'après des médecins du travail, les situations d'inaptitude qui ne donnent pas lieu à un avis mais sont traitées par le biais de ruptures conventionnelles. Certes parcellaires, ces éléments permettent d'apprécier l'ampleur du phénomène.

Qui sont les salariés concernés ? Selon deux enquêtes régionales, menées dans le Nord-Pas-de-Calais et en Aquitaine, près de la moitié des inaptes à tout poste ont plus de 50 ans. Les plus de 55 ans sont surreprésentés - près d'un tiers des inaptes en Nord-Pas-de-Calais, alors qu'ils ne représentent que 8 % des salariés -, de même que les ouvriers et employés. Les inaptes souffrent d'affections de l'appareil locomoteur (de l'ordre de 40 % à 50 % des personnes) et de troubles mentaux ou comportementaux (25 % à 30 %). Les premières touchent davantage les plus âgés, les seconds les moins de 45 ans et les femmes. La maladie a une origine professionnelle (accident du travail, maladie professionnelle ou à caractère professionnel) dans un tiers des cas dans le Nord-Pas-de-Calais.

Le devenir de ces salariés est dominé par le licenciement et le chômage : moins d'un sur dix est maintenu dans l'emploi. A côté des mises en invalidité, retraites ou entrées en formation, les départs sans solution concernent le plus grand nombre : de 32 % à 50 % des inaptes. Cette proportion augmente avec l'âge. Selon une étude menée en Bretagne, au bout d'un an, 43 % des personnes inaptes sont toujours au chômage et 27 % ont des problèmes de santé qui les empêchent d'accéder à l'emploi.

Une question de prévention

Dans une partie des cas - environ 15 % des décisions -, les médecins du travail jugent que l'inaptitude aurait pu être évitée, notamment par une meilleure prévention au sein de l'entreprise. Mais l'intensification du travail et l'évolution des organisations, déjà à la source de dégradations de la santé, ne facilitent pas non plus le maintien dans l'emploi. "L'individualisation à outrance où chacun est évalué sur sa productivité, au lieu d'une gestion globale des équipes, rend les reclassements plus difficiles. D'autant plus que les entreprises ont supprimé tous les postes "doux"", explique Mireille Chevalier, médecin du travail dans la Vienne. Pour Jean-Michel Domergue, qui exerce dans le Val-de-Marne, il y a en outre "un amenuisement des collectifs de travail, des possibilités d'entraide, des relais hors de l'entreprise... De tout cela il résulte que les choses ne se mettent pas en place au bon moment. Par exemple, un prolongement d'arrêt qui pourrait éviter l'inaptitude".

Pour certaines populations, les marges de manoeuvre sont particulièrement réduites. C'est le cas pour les personnes souffrant de pathologies d'ordre psychosocial : à moins d'un changement radical, il n'y a d'autre solution que de leur permettre de s'extraire du contexte. Idem pour les seniors : "Le salarié vieillit et il faudrait qu'il soit toujours aussi performant, souligne Catherine Dalm. De plus, il y a des restrictions côté Sécurité sociale, en termes de durée d'arrêt de travail, de mise en invalidité. Des gens sont déclarés inaptes et licenciés, sans avoir encore droit à la retraite, avec pour seule perspective le chômage puis le revenu de solidarité active."

Si elle constitue un échec de l'adaptation du travail à l'homme, l'inaptitude est aussi une mesure de protection dans certaines situations. "A condition de poser derrière la question de la prévention et qu'il y ait une construction, ce qui peut prendre du temps", note Nicolas Sandret. C'est du cas par cas. Selon Jean-Michel Domergue, "il y a des situations où le repositionnement est possible : un homme de 40 ans qui a des conditions de travail pas faciles, et quelques symptômes qui alertent, peut envisager une reconversion. Cela suppose un bilan et un travail de fond"

Trouver une solution acceptable pour le salarié nécessite de déceler les problèmes précocement et de mobiliser l'employeur, les représentants du personnel, comme les acteurs extérieurs pouvant faciliter la prise en charge du reclassement. D'où l'importance de la visite de préreprise effectuée par le médecin du travail, quand le salarié est encore en arrêt maladie. "Plus qu'un problème d'information, c'est un problème d'espace dans l'entreprise pour prendre en charge la question. Quand il y a volonté de la direction, du salarié et du médecin, il y a des possibilités, et des aides", remarque Nicolas Sandret. "L'Agefiph propose un dispositif puissant, avec des montants conséquents et assez rapides à obtenir et des services d'appui pour le maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés, précise Jean-Michel Domergue. Quant à la Sécurité sociale, elle dispose aussi d'outils, dont certains méconnus comme le contrat de rééducation chez l'employeur" (voir "Repères").

Repères

Les services d'appui pour le maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés (Sameth) sont financés par l'Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph). Ils réalisent des diagnostics et recherchent des solutions pour des salariés présentant des difficultés avec en toile de fond un risque d'inaptitude. Ils n'interviennent qu'auprès de travailleurs déclarés handicapés. Quant au contrat de rééducation de la Sécurité sociale, il permet de réintégrer un salarié en modulant ses objectifs sur une période déterminée, le manque à gagner pour l'entreprise étant compensé.

Il y a aussi des initiatives locales, comme celle prise par la Médecine du travail de l'Aisne (MTA) et l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) : la mise en place d'un réseau d'entreprises auprès desquelles sont organisées des actions de prévention sur la base des pathologies rencontrées. "Le but est d'améliorer les parcours professionnels, de travailler sur des évolutions de carrière compatibles avec la santé", indique Carole Pila, médecin du travail. Dans une entreprise de conditionnement d'enveloppes, cela s'est traduit par une étude du poste de conducteur de ligne et la recherche de solutions avec les salariés, pour alléger les manutentions et le reporting. Au-delà, l'idée du réseau est aussi de parvenir à organiser des reclassements dans d'autres entreprises.

La voie prud'homale

Car le licenciement reste l'horizon des décisions d'inaptitude. Face à un conseil des prud'hommes, s'ils arrivent à prouver que leur état de santé trouve son origine dans des expositions professionnelles, les salariés déclarés inaptes peuvent demander réparation du préjudice subi en vertu du non-respect par l'employeur de son obligation de sécurité de résultat. Une voie notamment pour les seniors qui ont eu des conditions de travail pénibles et dont les licenciements pour inaptitude risquent de se multiplier dans un contexte d'allongement de la vie active.

Une procédure bien encadrée

L'inaptitude médicale, réglementée par le Code du travail, ne peut être prononcée qu'à l'issue de deux examens médicaux réalisés à deux semaines d'intervalle, sauf en cas de danger immédiat pour la santé du salarié ou des tiers, où une seule visite suffit. Entre les deux examens, le médecin du travail doit faire une étude du poste. L'employeur dispose d'un délai d'un mois suite à cet avis pour reclasser le salarié sur la base de ses recommandations. En cas d'impossibilité de reclassement, justifiée, le salarié est licencié avec indemnités et droit aux allocations chômage. Si un aménagement de poste ou des restrictions d'aptitude sont prévisibles après un arrêt de travail, une visite médicale de préreprise peut être effectuée à la demande du salarié, du médecin-conseil de la Sécurité sociale ou du médecin traitant. Le salarié ou l'employeur peut contester la décision d'inaptitude (ou d'aptitude) auprès de l'inspecteur du travail, qui se prononce après avis du médecin-inspecteur du travail. Sa décision peut faire l'objet d'un recours devant la juridiction administrative.

Dans ces contentieux, le médecin du travail joue un rôle particulier. Il peut établir un certificat attestant d'un lien avec les conditions de travail, comme cela se fait à l'appui d'une déclaration de maladie professionnelle. Avec un problème, en particulier pour les atteintes psychiques : le médecin du travail ne peut établir de certificat attestant d'une relation causale entre difficultés professionnelles et état de santé sur la base des seules affirmations du salarié. Enfin, le dossier médical du salarié, dont ce dernier peut demander une copie et faire usage dans une procédure, constitue également un moyen de preuve. A condition, bien sûr, qu'il soit correctement tenu.

"Gare au cercle vicieux des mauvaises conditions de travail"
Igor Martinache

Constatez-vous une augmentation des inaptitudes médicales ?

Jean-Michel Sterdyniak : C'est difficile à dire. Mais nous sommes de plus en plus sollicités par des salariés en souffrance au travail qui souhaitent, par le moyen de l'inaptitude, sortir d'une situation intenable. Les contraintes de l'entreprise ont atteint un point jamais connu et, surtout, le salarié se retrouve seul. Il se tourne vers sa seule bouée de sauvetage : le médecin du travail. C'est un traitement médical d'une question plus sociale que médicale.

Le médecin du travail peut-il attester du lien avec le travail ?

J.-M. S. : Si, par ma connaissance de l'entreprise et l'écoute des salariés, je suis en mesure de dire que les problèmes de santé que je constate sont en relation avec les conditions de travail, je l'écris à l'employeur afin que des solutions soient proposées. Je peux aussi soulever le problème en CHSCT. On peut comprendre que tous les médecins n'interviennent pas ainsi, soit parce qu'ils estiment ne pas avoir d'éléments tangibles, soit par crainte d'ennuis. Si le Conseil de l'ordre sanctionne les médecins du travail actuellement attaqués par des employeurs pour avoir rédigé des certificats attestant des liens entre organisation du travail et effets sur la santé psychique de salariés, les médecins du travail seront encore moins enclins à agir. Pourtant, alerter l'employeur, informer le salarié des risques et lui faciliter l'obtention des avantages sociaux auxquels son état lui donne droit sont des obligations imposées au médecin du travail par le Code de déontologie et/ou par le Code du travail. Il serait paradoxal de leur reprocher de s'y conformer. Il est vrai que la parole du médecin est de plus en plus écoutée par les juridictions prud'homales.

Y a-t-il d'autres moyens pour signaler des risques ?

J.-M. S. : Le dossier médical est là pour retracer les constats, observations et décisions du praticien. Le médecin doit y motiver ses décisions. Il n'est pas sûr qu'il soit tenu selon les recommandations très fournies de la Haute Autorité de santé. Sur le plan collectif, il y a surtout la fiche d'entreprise, que le médecin rédige, de même que ses rapports annuels et divers écrits. Sur le reste, la réglementation est mal respectée. Le médecin peut donner son avis sur le document unique d'évaluation des risques, mais celui-ci reste trop souvent formel et sans suite. Les fiches d'exposition individuelles ne sont pas faites ou très mal.

Comment favoriser le maintien dans l'emploi ?

J.-M. S. : Il faut améliorer significativement les conditions de travail. Plus elles sont mauvaises, plus elles sont usantes et plus elles rendent le reclassement difficile. Dans une TPE où un manutentionnaire a une hernie discale, l'employeur argue qu'il ne peut reclasser parce qu'il y a trop de manutention. C'est le cercle vicieux des mauvaises conditions de travail ! Ça peut être différent, comme dans certains pays scandinaves. Idéalement, il faudrait concevoir les postes de façon à ce qu'ils puissent être occupés par les salariés quel que soit leur âge ou leur état de santé. Il faut aussi favoriser la formation tout au long de la vie. Le salarié jeune peut se voir proposer une formation-reconversion, le salarié de 58 ans acceptera d'être licencié en attendant la retraite, mais celui de 53 ou 55 ans... Le chômage après 50 ans avec des problèmes de santé, c'est une vraie catastrophe sociale, qui n'est pas traitée à sa juste mesure.

En savoir plus
  • Aptitude et inaptitude médicale au travail : diagnostic et perspectives, rapport pour le ministre délégué à l'Emploi, janvier 2007.

  • Inaptitudes médicales totales et définitives. Enquête 2005-2006, par C. Dalm, C. Maysonnave et D. Pouchard, DRTEFP Aquitaine, juillet 2007.

  • Suivi d'indicateurs sur les inaptitudes en Nord-Pas-de-Calais, Institut de santé au travail du Nord de la France (ISTNF), juillet 2012.

  • Trajectoires inaptitudes. Devenir à 12 mois des personnes déclarées inaptes au poste de travail Gref Bretagne, septembre 2012.