« La santé au travail constitue désormais un chantier de l’histoire sociale »
Le « travail » était le thème des Rendez-vous de l’histoire 2021, organisés du 6 au 10 octobre à Blois. Membre du conseil scientifique de la manifestation, l’historienne Isabelle Lespinet-Moret explique les raisons de ce choix.
Pourquoi ce thème du « travail » ?
Isabelle Lespinet-Moret : Il s’est imposé à nous car l’histoire du travail est un domaine de recherche en plein renouvellement, générationnel et thématique. De plus, il figure au programme des concours du Capes d’histoire-géographie et de l’agrégation externe d’histoire pour 2022, avec l’intitulé : « Le travail en Europe occidentale des années 1830 aux années 1930. » Or les Rendez-vous de l’histoire ont en partie pour mission de prendre part à la formation des étudiants.
En quoi consiste ce renouvellement ?
I. L.-M. : Dans les années 1960-70, l’histoire du travail était un domaine d’étude très puissant, focalisé autour de l’histoire ouvrière. Dans les années 1980-90, l’histoire sociale, et celle du travail particulièrement, a décliné. L’histoire culturelle avait le vent en poupe. A la fin des années 1990, notre génération a revisité l’histoire sociale. Nous proposions une autre façon d’aborder le travail, plus axée sur l’évolution des entreprises, avec les thèses de Nicolas Hatzfeld sur Peugeot et de Gérard Vindt sur Péchiney, ou sur l’histoire d’institutions : Vincent Viet explore les origines de l’Inspection du travail et je consacre ma thèse à l’Office du travail, un laboratoire de la régulation sociale créé en France en 1891.
Un deuxième renouvellement s’est opéré à la faveur de l’essor de l’histoire du genre et de celle de l’immigration, qui nous poussent à décentrer notre regard, à nous intéresser à ceux qui sont aux marges : les femmes, les minorités ethniques… Enfin, la troisième « porte d’entrée » de ce renouveau est l’intérêt naissant pour la santé au travail. Toutes les questions du quotidien du travail sont dès lors abordées différemment : du côté du vécu plutôt que de la revendication, et avec un intérêt pour les pratiques du travail.
Quand la santé au travail est-elle devenue un terrain d’étude pour les historiens ?
I. L.-M. : Le mérite en revient à l’historienne Catherine Omnès. Je l’ai rencontrée en 1998, alors que j’étudiais les archives de l’Organisation internationale du travail (OIT), à Genève. Elle lançait un groupe de travail sur l’inaptitude au travail que j’ai eu la chance alors d’intégrer. A l’époque, on ne parlait pas encore de santé au travail : les sociologues avaient commencé à travailler sur l’invalidité, l’inaptitude professionnelle, mais les historiens pas du tout ! Notre travail de groupe, associant historiennes, sociologues ou économistes, toutes spécialistes du travail, a été pionnier. Nous avons vraiment défriché ce sujet durant quatre ans, en croisant nos approches respectives et en recevant des syndicalistes, médecins, inspecteurs du travail…
Le deuxième volet de notre étude a été consacré au risque au travail : on entrait ainsi de plain-pied dans le sujet tel qu’il est posé aujourd’hui. Enfin, de 2010 à 2014, nous avons élargi notre recherche à la santé au travail. A la fin de cette période, les questions d’environnement ont commencé à être intégrées, notamment sous l’influence de l’historienne Geneviève Massard-Guilbaud, qui avait publié en 2010 une Histoire de la pollution industrielle.
Le renouveau de l’histoire du travail se caractérise aujourd’hui par cette nouvelle approche : la jonction entre les questions d’environnement et celles de santé au travail. Sociologue de la santé et spécialiste des maladies professionnelles, Annie Thébaud-Mony a montré la voie. Aujourd’hui, la relève est assurée avec le Réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale ou Ruche, créé en 2008 et présidé par Renaud Bécot, spécialiste de l’histoire sociale et environnementale des mondes du travail. La santé au travail constitue désormais un chantier de l’histoire sociale qui occupe une place croissante.
L’histoire du travail continue donc à se développer ?
I. L.-M. : En 2013, les historiens Xavier Vigna, Nicolas Hatzfeld et Michel Pigenet ont organisé à Dijon un colloque intitulé « Travail, travailleurs et ouvriers d’Europe au XXe siècle », axé sur une pluralité d’approches, de méthodes et d’intervenants, associant des enseignants, des chercheurs et des syndicalistes. Son succès a confirmé le regain d’intérêt pour l’histoire des travailleurs à la faveur du renouvellement des problématiques et des articulations avec les préoccupations sociétales. Dans la foulée, en juin 2013, nous avons créé l’Association française pour l’histoire des mondes du travail (AFHMT), afin de promouvoir les recherches qui s’effectuent dans ce domaine, de favoriser la diffusion des connaissances mais aussi de créer un réseau européen d’historiens du monde du travail. En 2017, l’AFHMT a organisé à Paris le 2e congrès du Réseau européen d’histoire du travail, qui a réuni environ 360 chercheurs. Preuve qu’après des années d’endormissement, l’histoire du travail a vraiment resurgi.