©AdobeStock
©AdobeStock

Santé au travail : « Passer de la surveillance à l’action »

entretien avec Jérôme Pélisse, chercheur au Centre de sociologie des organisations, Sciences Po
par Véronique Merlin / 18 septembre 2024

Dans un numéro spécial de Travail et Emploi paru fin juillet, la Dares analyse les effets du déploiement des dispositifs de surveillance en matière de santé au travail. Pour le sociologue Jérôme Pélisse, l’un des coordinateurs de cette édition, malgré l’évolution des connaissances, les risques « demeurent peu reconnus, mal indemnisés, pas assez anticipés ni prévenus ».

Dans le texte introductif de Travail et Emploi, vous soulignez l’existence d’un paradoxe en matière de protection de la santé des travailleurs. Quel est-il ?
Jérôme Pélisse : Nous observons que, malgré la multiplicité des dispositifs de veille et d’analyse, malgré la mise en place de politiques publiques, malgré les actions de professionnels de la prévention qui prennent leur rôle au sérieux, les acteurs et les institutions chargés de la protection de la santé au travail sont conduits à ne pas voir les risques qui la menacent. C’est un paradoxe, en effet, et nous l’avons pensé ainsi. Il y a de nombreuses données et beaucoup d’acteurs qui permettent de surveiller la santé au travail. Elle n’est plus un parent pauvre de la connaissance, à notre avis. Pour autant, des risques anciens et bien étudiés, physiques ou chimiques, ou liés aux horaires, demeurent peu reconnus, mal indemnisés, pas assez anticipés ni prévenus. Quant aux risques psychosociaux, davantage investigués et médiatisés depuis l’an 2000, ils ne semblent pas non plus en recul. Tout se passe comme si les dispositifs mis en place manquaient d’effectivité. 

Les analyses de la revue mettent tout de même au jour des failles dans les connaissances. Quelles en sont les causes, d’après vous ?
J. P. : Il s’agit plutôt d’une sous-utilisation des données existantes, même si certains articles pointent des manques de données ou des insuffisances de moyens d’investigation et de veille, avec notamment la baisse du nombre des médecins du travail ou, dans un autre article, la faible mobilisation des outils de suivi post-professionnel. Mais, par exemple, dans l’article consacré aux intérimaires, le constat est que leur surexposition est très bien documentée sans que cela débouche sur des transformations.

Certains dispositifs de suivi ou d’évaluation ont suscité des controverses. N’est-ce pas le signe que les débats sur la santé au travail sont bien vivants ?
J. P. : Cela dépend des cas. Dans le texte sur le collectif de fonctionnaires « des 350 tonnes », dans un bâtiment amianté à Nantes ou celui sur les « irradiés de l’Ile Longue » à Brest, les auteurs valorisent la controverse, menée par des syndicalistes et des experts à leurs côtés, qui a permis de contester les propos rassurants de l’employeur. Mais dans d’autres situations, l’existence de polémiques sert à « produire de l’ignorance » et à freiner la diffusion de la connaissance et les actions. Il arrive aussi a contrario – on le voit dans un article sur l’histoire de l’enquête Sumer – que les doutes émis, ici par des représentants patronaux, aient incité à compléter et préciser la méthode d’investigation.

Comment interpréter la mise à l’écart des connaissances produites en santé au travail de la part de certains acteurs sociaux ? 
J. P. :
Dans le cas des intérimaires, il y a sans doute une part de cynisme encouragée par le droit du travail, qui permet, de fait, à l’entreprise utilisatrice de se défausser. Cynisme qu’on peut aussi voir dans les pratiques d’avocats d’employeurs visant à défaire la responsabilité de leurs clients en matière d’accidents ou de maladies professionnelles, qu’analyse un autre article
On peut penser aussi à de l’inculture face à la manière dont des acteurs infléchissent des instruments de mesure des risques psychosociaux participant à une culture de prévention pour les orienter vers une culture du bien-être au travail, comme le montre un article étudiant les pratiques RH d’une grande banque. Les questions de responsabilité juridique qui traversent bon nombre des usages dont font l’objet ces dispositifs de surveillance peuvent, quant à elles, susciter une certaine appréhension à l’idée de se retrouver mis en cause.

Dans ce contexte qui reste difficile, à quelles conditions peut-on néanmoins assister à des avancées ?
J. P. :
Les articles du dossier confortent l’idée que le développement des dispositifs constitue déjà, par lui-même, une avancée : il y a davantage de données, une diversité d’acteurs et de disciplines. En revanche les améliorations concrètes ne sont pas massives. Reste que, dans le cas de la cellule d’écoute, qui relevait clairement d’une prévention tertiaire et individualisée, sa mise en chiffres a permis aux syndicats, notamment, d’identifier des lieux ou des métiers à problèmes et de collectiviser les enjeux de prévention. Dans l’étude sur les intérimaires, j’ai dit que le droit du travail n’était pas incitatif à la prévention, en revanche les résultats des dispositifs de suivi, et la stigmatisation qui en découlait, ont tout de même poussé certains acteurs concernés à réagir. Les principales avancées, selon toutes ces études, dépendent au fond de la possibilité de développer des mobilisations, des enjeux et des perspectives collectives pour passer de la surveillance à l’action.
 

A lire aussi