Les scénarios de la réforme de la réparation des accidents du travail
Santé & Travail a eu accès à plusieurs documents de travail sur lesquels planchent organisations syndicales et patronales en vue de la réforme de la loi de 1898 sur l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles. Les associations de victimes ne sont pas rassurées.
Le pire ou le meilleur ? Bien malin celui qui peut, à ce stade, prédire ce qu’il ressortira des discussions entre les partenaires sociaux à propos de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la branche des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale signé il y a un an… A l’unanimité pourtant. L’enjeu est essentiel puisqu’il s’agit de réviser la vieille loi de 1898 sur la réparation des AT-MP. Mais des divergences de vue entre syndicats et patronat sont apparues à l’automne dernier sur la portée de l’ANI, à l’occasion de la tentative de transposition de l’accord dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2024. Divergences qui ont conduit le gouvernement à retirer son texte (article 39 du PLFSS) et à demander aux partenaires sociaux de clarifier leur position.
Depuis, les réunions paritaires du comité de suivi de l’accord s’enchainent au rythme des auditions des parties prenantes – associations de victimes, juristes, magistrats, direction des risques professionnels de l’Assurance-maladie (DRP), direction de la Sécurité sociale du ministère de la Santé (DSS), assureurs… - et différents scénarios ont été envisagés et chiffrés.
Un scénario à 1,8 milliards d’euros
Santé & Travail a eu accès à plusieurs documents présentés au comité de suivi, qui établissent différentes options de révision du système, ainsi qu’à une première synthèse datée du 16 avril et rédigée, selon nos sources, par le Medef. Toutefois, les différentes options envisagées à ce jour sont mouvantes et ne permettent pas de présager ce qu’il ressortira in fine des discussions. Mais les associations de victimes, Fnath (Association nationale des accidentés de la vie) et Andeva (Association nationale de défense des victimes de l’amiante), ainsi que l’Anadavi (Association nationale des avocats de victimes de dommages corporels), lesquelles ont eu connaissance de ces documents de travail, ont pris la peine d’adresser un mémorandum à plusieurs organisations syndicales, ainsi qu’à la DSS, pour leur faire part de leurs craintes au regard du document de synthèse rédigé après ces groupes de travail.
Les partenaires sociaux ont demandé à la DSS et à la DRP de chiffrer plusieurs pistes d’amélioration, notamment l’évolution du taux de rente retenu (appelé taux utile) pour indemniser la victime en fonction de son taux d’incapacité permanente partielle (IPP). Dans la législation actuelle sur la réparation forfaitaire, le taux utile retenu est le taux d’IPP divisé par 2 lorsque la victime a un taux d’incapacité inférieur à 50 % - ce qui représente l’immense majorité des cas. Ainsi, une caissière de supermarché atteinte d’une tendinopathie professionnelle sur chaque épaule (tableau de maladie professionnelle n° 57 A), ce qui représente déjà un handicap sévère, peut se voir octroyer un taux d’IPP de 28 %. Son taux utile sera alors de 14 % ; sa rente sera donc égale à 14 % de son salaire. Depuis très longtemps, plusieurs organisations syndicales et associations de victimes demandent que le taux utile soit égal au taux d’IPP. Différents scénarios ont donc été testés par la DRP/DSS en ce sens.
La suppression totale de la règle du taux utile coûterait à la branche plus de 1,8 milliards d’euros par an. Le maintien d’un taux utile à compter d’un taux d’IPP de 50 %, mais avec seulement un tiers d’abattement au lieu de la moitié comme actuellement, représenterait 582 millions d’euros de dépenses supplémentaires pour la branche. Quant au maintien d’un taux utile de 50 % en deçà de 25 % de taux d’incapacité, son coût annuel est estimé à près de 200 millions d’euros.
Le casse-tête du déficit fonctionnel permanent
Autre question d’importance investiguée par le comité de suivi, celle de l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent (DFP). C’est le cœur du sujet (voir encadré). D’après les différents scénarios envisagés par la DSS, la facture grimperait de 250 millions d’euros supplémentaires par an à 800 millions. La première option correspond à une indemnisation de moitié du DFP, dès la reconnaissance de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle, pour les taux d’IPP supérieurs à 10 %, ainsi qu’à 25 % du DFP pour les taux inférieurs à 10 %. Mais pour tenir dans l’enveloppe des 250 millions, la mesure est assortie d’une réduction de 8 % du salaire de référence pris en compte pour le calcul de la rente professionnelle. Cela se traduirait donc par une baisse de l’indemnisation globale pour certaines victimes d’AT-MP. Le second scénario correspond à une prise en charge du DFP à 80 % pour tous les taux d’incapacité, qu’ils soient inférieurs ou supérieurs à 10 %. Ce dispositif ne comporte aucune modulation du salaire de référence, et de fait aucun perdant.
Dans le document de synthèse de ces travaux daté du 16 avril, le décor financier planté par le Medef qui l’a rédigé est bien loin de toutes ces hypothèses. « Conformément à l’ANI AT/MP du 15 mai 2023 (Titre IV), peut-on lire à la fin du document de synthèse, les moyens supplémentaires nécessaires à la mise en œuvre des modalités d’indemnisation susmentionnées devront s’appuyer sur la réaffectation des budgets et sur une part des excédents et des réserves de la branche AT/MP. Il s’agira également de veiller à ce que le niveau d’indemnisation ne mette pas à mal l’équilibre actuel du régime et n’implique pas de ce fait une augmentation des cotisations AT/MP... / … L’enveloppe globale supplémentaire nécessaire à la mise en œuvre des mesures prévues aux différents points du document devrait être comprise entre 250 M€ et 400 M€ avec une montée en charge progressive qui devrait permettre d’éviter qu’il y ait des perdants. »
« Un retour en arrière »
Difficile de faire entrer dans cette épure les scénarios calculés par la DSS/DRP imaginant la suppression de l’abattement du taux utile à près de 2 milliards d’euros, ou encore celui de la prise en charge de 80 % du DFP à 800 millions d’euros. Et ce qui a surtout inquiété les associations de victimes et leurs avocats, ce sont les zones d’ombre et incertitudes contenues dans ce document. Dans le texte commun adressé aux organisations syndicales ainsi qu’à la DSS, dont Santé & Travail a pu prendre connaissance, elles expriment leurs inquiétudes. « Ce dernier document, écrivent-elles, constitue un véritable retour en arrière par rapport aux éléments qui semblaient en discussion. Il y a peu, voire pas de différences avec ce qui avait été proposé dans le PLFSS 2024. Le flou est au maximum sur le fait de savoir qui sera chargé d’élaborer les outils de calcul. (Barème pour l’incapacité médicale en lien avec la part professionnelle, guide méthodologique pour les médecins ou encore le barème inspiré du référentiel Mornet pour la part fonctionnelle) Les interrogations restent donc entières. »
Les trois associations passent en revue, sur un plan très technique, la liste des points obscurs entachant, selon elles, le document de synthèse : incertitude sur les barèmes utilisés étant donné que ceux envisagés ne sont pas adaptés aux pathologies, notamment aux cancers – sujet très sensible chez les victimes de l’amiante – incertitude quant au mode de calcul régissant l’application du barème Mornet pour l’indemnisation du DFP, incertitude sur le sort de l’indemnisation de la part professionnelle lorsque la maladie se déclare à la retraite, incertitude quant au périmètre du DFP qui sera indemnisé en cas de faute inexcusable de l’employeur, sachant que le projet initial dans l’article 39 du PLFSS 2024 avait vidé de sa substance l’indemnisation en cas de FIE, incertitude s’agissant du versement en capital, et non sous forme de rente, de la réparation du DFP. Dans le document de synthèse, un versement ne serait en effet envisagé que pour les petits taux d’incapacité. Et les trois associations de souligner : « Or, c’est justement pour les victimes atteintes de maladies graves avec un taux important que le versement sous forme de capital est essentiel. Exemple : une victime qui décède quelques mois après sa consolidation percevra une rente quelques mois et ne sera jamais indemnisée intégralement pour les souffrances subies qui sont intégrées dans le DFP. La victime percevra une rente entre sa date de consolidation et son décès. En cas de faute inexcusable la famille ne pourra prétendre qu’à la majoration au taux réel de la rente versée quelques mois. »
Il reste maintenant à savoir comment les partenaires sociaux vont pouvoir résorber cette contradiction de plus en plus évidente entre ceux qui voulaient une amélioration substantielle de la réparation des victimes et ceux qui souhaitaient surtout contenir la boîte de Pandore ouverte par la jurisprudence du 20 janvier 2023, et le tout dans un budget contraint, autant semble-t-il par le patronat que par la DSS. Selon nos dernières informations les lignes seraient en train de bouger dans un sens plus favorable aux victimes, par rapport à l’enveloppe budgétaire proposée par le Medef dans le document du 16 avril. Quoiqu’il en soit, les pouvoirs publics ont laissé jusqu’en juillet aux acteurs sociaux pour arrêter leur position, ceci afin que la rédaction du prochain PLFSS puisse intégrer l’évolution retenue.