Secteur de la volaille : la prévention en quatre modèles
Quels déterminants poussent les entreprises à s'engager - ou non - dans la prévention ? Une étude sociologique inédite analyse dans le secteur de la transformation de la volaille les comportements face à la prise en charge des risques professionnels.
Les entreprises mettent-elles vraiment tout en oeuvre pour lutter contre les accidents du travail et les maladies professionnelles (AT-MP) ? Les données chiffrées sur les AT-MP laissent entendre qu'il reste beaucoup à faire. Les rapports publics vont dans le même sens, pointant l'insuffisance de la prévention, la prise en charge incomplète par les entreprises des coûts qu'elles génèrent, les effets de l'intensification des méthodes de production, etc. La responsabilité des entreprises semble directement engagée et l'action publique tente de se faire plus incitative, comme le montre la récente instauration d'un système de bonus-malus pour les cotisations AT-MP1
Les comportements de prévention - ou de non-prévention - des entreprises demeurent cependant méconnus. Le plus souvent, les recherches les estiment à partir des " taux de risque " assignés par la branche AT-MP de la Caisse nationale d'assurance maladie2 . Mais l'exercice n'est pas complètement satisfaisant, car les taux reflètent, avec un décalage de trois ans, l'incidence de plusieurs autres dimensions (dangerosité de l'activité ou efficacité des dispositifs de prévention mis en place).
Ni indifférentes, ni inactives
Une recherche a donc été menée, afin d'éclairer ces comportements. Elle s'est appuyée sur les informations concernant les risques professionnels recueillies dans le cadre de Reponse, enquête statistique nationale sur les relations sociales, et sur les données d'une investigation de terrain dans le secteur de la transformation des volailles (voir " Repère " page ci-contre). Un secteur qui emploie en France plus de 23 000 salariés et que les chiffres AT-MP donnent pour dangereux (voir graphique ci-contre). L'objectif de l'étude était d'analyser comment les questions de sécurité s'y posaient et étaient gérées.
Premier constat, les mauvais résultats du secteur ne s'expliquent pas intégralement par l'inaction ou l'indifférence des entreprises. Elles sont toutes actives en la matière et globalement soucieuses de la santé de leurs salariés. De fait, les dispositifs de prévention qu'elles mettent, a minima, en oeuvre dépassent les seules protections individuelles. Toutes appliquent la démarche dite " du couteau qui coupe " et des formes variables de rotation des postes. Ces deux méthodes visent à réduire les facteurs producteurs de troubles musculo-squelettiques (TMS), en l'occurrence à éviter les efforts inutiles pendant la découpe dans un cas et à varier la gestuelle dans l'autre. Au-delà de ce socle commun, le nombre et la nature des dispositifs ainsi que les modalités de gestion du risque varient considérablement. Cette diversité peut s'organiser en quatre types de pratiques de prévention, entre lesquels les entreprises se répartissent équitablement.
Priorité absolue à la survie de l'entreprise
Le premier groupe d'entreprises ainsi défini s'en tient au seuil commun du secteur, sans toujours respecter la réglementation en matière de prévention. Obligatoire depuis 2001, le document unique d'évaluation des risques professionnels n'est pas souvent rédigé - par manque de temps, disent-elles -, malgré la présence éventuelle d'un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). La prévention n'est pas un objectif prioritaire, car la réalité des risques est mal perçue. L'activité est vue comme pénible, fatigante et douloureuse, mais pas spécifiquement dangereuse. S'il y a des accidents, expliquent les responsables, ce sont l'étourderie, la précipitation, bref, le comportement inattendu des individus qui en constituent la cause. Quant au risque de TMS, la notion est encore plus floue. Les dispositifs installés doivent ici beaucoup à l'action insistante des contrôleurs sécurité de la caisse régionale d'assurance maladie (Cram), action parfois soutenue par le médecin du travail.
Proches du monde artisanal, ces entreprises partagent quelques solides traits distinctifs. Les services de production imposent leurs contraintes et leurs vues à des services fonctionnels (qualité-sécurité, suivi des commandes, gestion, etc.) peu développés, même si l'effectif peut atteindre une centaine de personnes. Le rapport aux documents administratifs et la compréhension de la réglementation sont lacunaires. Les responsables semblent noyés ou tout à fait indifférents aux contraintes de suivi et de contrôle. Leur inquiétude pour l'entreprise est constante, à la frontière du désarroi, très perceptible dans les entretiens. C'est que la faillite serait plus qu'un échec pour eux : une défaillance dans la transmission d'un héritage familial. Et, bien que la rentabilité moyenne soit plutôt bonne, cette menace ordonne les priorités des responsables. Il faut d'abord maintenir l'activité, avec, pour les salariés, un gain primordial en termes d'emploi et quelques aménagements substantiels en termes d'activité ou d'horaires en cas de besoin. Le reste - les risques professionnels - est secondaire, ou plutôt exorbitant par rapport à la responsabilité qu'ils sont prêts à endosser. Pour eux, en effet, risques professionnels et responsabilité personnelle s'entrelacent sans jamais pouvoir se disjoindre.
Un respect a minima des contraintes légales
Le deuxième modèle de prévention concerne des entreprises qui, pour leur part, dépassent le seuil commun du secteur. Elles aménagent les postes de travail et leur environnement immédiat, organisent des micropauses dans les chaînes pour alléger les effets de la gestuelle répétitive. Ces entreprises de taille moyenne maîtrisent bien la réglementation. Elles actualisent sans difficulté les complexes dossiers d'expertise sanitaire et la gestion de leur main-d'oeuvre est à jour. Le respect des contraintes légales est scrupuleux, même si l'application est limitée au strict nécessaire. Ainsi le document unique a-t-il été rédigé dans les temps, mais il n'est pas actualisé, bien que le CHSCT se réunisse régulièrement.
Leur façon de traiter les risques professionnels est un peu de même teneur. Globalement, ces entreprises ne sont pas fermées aux discours de prévention. Pour peu qu'on leur propose des solutions claires, simples et efficaces qui garantissent la santé des salariés, les responsables ne refusent pas de les mettre en oeuvre. Ce qu'ils souhaitent, ce sont des solutions clés en main aux " problèmes " de sécurité identifiés ou que le contrôleur invite à identifier. Si la solution fait défaut, le " problème " reste en l'état, même si le danger est patent. Ce comportement adverse à la prévention ne relève pas (seulement) de la négligence. Il va souvent avec la conviction que les problèmes de sécurité ne seront éradiqués qu'avec une généralisation des automatismes aujourd'hui financièrement abordables. La vision d'un futur productif dégagé des contraintes de manipulation des produits est ici très répandue.
Un processus ouvert et participatif
Les pratiques préventives constituant un troisième type de comportement sont à la fois formalisées et participatives. Les règles de sécurité sont écrites, diffusées et affichées. Le document unique est régulièrement actualisé et oriente les actions de CHSCT plutôt dynamiques. La participation des salariés est non seulement souhaitée, comme dans toutes les entreprises, mais aussi organisée dans le cadre de groupes d'échanges réunis à diverses occasions : transformation des ateliers, des postes, analyse d'un accident du travail, etc.
Dans ces entreprises de taille moyenne disposant de peu de personnels fonctionnels, les questions de sécurité et de santé au travail peuvent revenir aux responsables exécutifs. Leur équipement de ce point de vue est plus faible que celui des entreprises du type précédent, bien que leurs tailles soient comparables. La prévention reste malgré tout l'objet d'une attention soutenue. L'éventail des risques évoqués y est des plus ouverts : il va des coupures aux TMS, en passant par diverses expositions, alors même que le nombre des déclarations reste inférieur aux moyennes du secteur. Pour les responsables, une des raisons de ces assez bons résultats tient à la diversification de la production, un choix qui a pour effet de limiter la répétitivité des gestes et d'offrir à la rotation des postes une amplitude qu'elle n'atteint nulle part ailleurs. A l'occasion sont franchies les frontières étanches qui, partout, séparent l'abattage, la découpe et les expéditions. Stratégie économique et prévention trouvent ici des affinités inattendues.
Prévenir et/ou produire : une négociation sans fin
Le dernier type de pratiques concerne exclusivement les grands établissements des groupes leaders du secteur. Ces unités déploient un véritable arsenal de suivi des accidents du travail et - de façon moins systématique - des maladies professionnelles. Elles sont également productrices de normes, sous forme de spécifications internes destinées aux salariés comme aux responsables opérationnels. Des personnels spécialisés - voire, dans un cas, un service de santé interne - prennent en charge les questions de sécurité. Ce sont les correspondants privilégiés des CHSCT, qui fonctionnent partout régulièrement.
Les personnels sécurité sont intégrés aux services qualité, plus rarement aux ressources humaines. Ils y occupent toujours une position subalterne. Cette proximité avec d'autres services a des effets évidents sur le traitement des risques professionnels. L'influence des normes qualité est ainsi sensible dans l'élaboration de spécifications sécurité. Mais le voisinage peut se révéler pernicieux. La sécurité, parent pauvre rarement doté d'objectifs prioritaires, est vite sacrifiée dans les négociations difficiles avec les responsables opérationnels, eux-mêmes soumis à de multiples impératifs.
De fait, les responsables sécurité consacrent une partie importante de leur temps à les convaincre de l'intérêt, y compris financier, de leur mission. Dans cette confrontation, l'objectivation concourt à produire " la " formule, " le " chiffre ou " le " schéma qui fera mouche et convaincra, soit une épreuve toujours à recommencer. L'objectivation privilégie les accidents du travail, qui disposent d'outils reconnus comme preuves par l'ensemble des partenaires. Rien de tel (encore) pour les maladies professionnelles, d'où un certain désarroi des responsables sécurité, qui peinent à appréhender ces risques particuliers. Or ceux-ci sont potentiellement élevés dans ces établissements qui concentrent beaucoup des causes possibles, surtout depuis l'intensification du milieu des années 1990 ; les efforts de prévention ne parviennent pas toujours à les contenir.
Multiplier les leviers d'action
Quelles conclusions tirer de l'exploration d'un secteur que les données statistiques présentent comme déficient en matière de prévention ? D'abord que les chiffres ne disent pas tout. S'ils attestent que le secteur, comparé à d'autres, produit beaucoup de risques, ils ne donnent pas la mesure des comportements de prévention des entreprises, notamment de leur comportement présent. La différence est essentielle pour élaborer les actions correctrices à engager. De ce point de vue, les quatre types de comportement identifiés militent pour la recherche de plusieurs leviers plutôt qu'un seul et unique, fût-il financier. Nulle part, en effet, la dimension financière n'apparaît décisive ; elle est parfois totalement ignorée. Autrement dit, il faut penser une diversité de voies vers la prévention : ici, accompagner une automatisation en cours, mal raisonnée, qui déplace et parfois aggrave les risques professionnels ; là, soutenir des acteurs de prévention dans leurs négociations avec les opérationnels ; ailleurs, formaliser davantage des procédures de prévention ou encore faire entendre plus clairement une voix d'autorité et sanctionner.
L'action publique n'est pas dénuée d'atouts. Dans la diversité des leviers à mettre en oeuvre, ce sont autant d'acquis à réexaminer et à mobiliser. Voyons-en deux pour conclure. Premier atout, la capacité d'action sur le contexte général des entreprises. Ainsi, aucun des interlocuteurs rencontrés lors de l'enquête n'est resté insensible à la campagne sur les TMS qui se déroulait simultanément. L'action publique joue donc sa partie dans la visibilité des problèmes que posent les risques professionnels, condition essentielle de leur prise en charge dans les entreprises.
Second atout, l'action efficiente que les contrôleurs sécurité des Cram mènent sur le terrain, malgré des moyens limités. Leur intervention, cependant, ne répond pas à la diversité des attentes des entreprises. Elle souffre notamment d'une insuffisance des outils disponibles. Le déficit est sensible pour les maladies professionnelles, qui s'accommodent mal des instruments forgés pour les accidents du travail. La carence des recherches sur les risques, soulignée par plusieurs rapports publics, est ici en cause. Au-delà, cette intervention reste pétrie d'un modèle implicite centré sur les seuls risques donnant lieu à réparation. Or, hormis la sous-déclaration, des aspects essentiels restent ignorés, tels que le devenir professionnel des victimes et les conditions de leur reclassement. Des pratiques de sélection et d'éviction de la main-d'oeuvre restent ainsi insaisissables. La prise en compte de tels aspects donnerait une idée plus exacte des coûts que les risques professionnels imposent aux individus et à la collectivité.
" Les conditions d'une politique de prévention des risques professionnels. Entre modes d'objectivation et arbitrages des acteurs ", par Thomas Amossé et Sylvie Célérier. Ce rapport du Centre d'études de l'emploi remis en février 2010 à la Dares, la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques, sera bientôt disponible sur le site www.travail-solidarite.gouv.fr