Sécurisation de l’emploi : l’expertise CHSCT bousculée

par Martine Rossard / 29 mars 2013

Le projet de loi relatif à la sécurisation de l’emploi va-t-il dégrader les conditions de réalisation des expertises CHSCT, notamment en cas de restructurations ? C’est ce que craignent plusieurs experts, au vu du contenu des articles de loi.

S’oriente-t-on vers une restriction du droit d’expertise des CHSCT ? C’est la question que posent plusieurs cabinets d’experts à la veille de l’ouverture des débats parlementaires, prévue le 6 avril, sur le projet de loi relatif à la sécurisation de l’emploi. Ce dernier comporte en effet diverses mesures concernant ce droit des CHSCT. Des mesures dictées par l’accord national interprofessionnel signé le 11 janvier par le patronat, la CFDT, la CFTC, et la CFE-CGC, dont le projet de loi est censé assurer la transposition législative.

Le droit d’expertise des CHSCT prévoit que les représentants du personnel au sein de cette instance peuvent faire appel à un expert agréé en cas de risque grave constaté dans l’établissement ou en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail (art. L. 4614-12 du Code du travail). Les frais d’expertise sont à la charge de l’employeur, qui peut saisir le juge judiciaire s’il entend contester la nécessité de l’expertise, son coût, son étendue ou son délai  (art. L. 4614-13). Aujourd’hui, de plus en plus de CHSCT utilisent leur droit d’expertise, afin de mieux cerner les facteurs de risque liés aux situations et organisations de travail auxquels ils sont confrontés. Ce qui a donné lieu à toute une jurisprudence favorable à ces instances, renforçant leur rôle et leurs prérogatives.

Une tendance que le projet de loi semble vouloir conforter via la création d’un nouveau motif de recours à l’expertise. Un alinéa rajouté à l’article L. 4614-12 prévoit en effet de donner au CHSCT le droit de missionner un expert s’il est saisi d‘un projet de restructuration et de compression d’effectifs. Cet alinéa ouvre-t-il pour autant un nouveau champ d’intervention pour les représentants du personnel ? Pas forcément. Il est déjà acté que l’avis du CHSCT soit sollicité, demande d’expertise à l’appui, en cas de restructuration, afin notamment de prévenir une dégradation des conditions de travail pour les salariés restant dans l’entreprise.

Coordination ou dégradation ?

Autre nouveauté prévue par le projet de loi : la possibilité pour l’employeur de mettre en place une « instance de coordination » des CHSCT, afin de lancer et piloter une expertise unique lors de projets communs à plusieurs établissements. Inscrit dans le Code du travail via les futurs articles L. 4616-1 et suivants, ce dispositif ne concerne que le droit d’expertise des CHSCT en cas de projet d’aménagement important modifiant les conditions de santé, de sécurité et de travail, pas celui relatif au risque grave. Composée d’un représentant de l’employeur et de chaque CHSCT concerné, la nouvelle instance pourra rendre un avis sur la base des conclusions de l’expertise unique. Transmis aux CHSCT concernés, il ne s’imposera pas à eux. Ces derniers devront malgré tout être consultés et rendre leur propre avis. Il est néanmoins prévu que, par accord d’entreprise, l’instance de coordination puisse être la seule consultée.

Présenté comme une mesure de simplification et d’amplification du rôle des CHSCT, ce dispositif fait l’objet de critiques. Selon un texte d’alerte lancé le 25 février par plus de vingt cabinets d’expertise, le projet de loi « dessaisit les CHSCT locaux de la possibilité d’instruire eux-mêmes les projets ». Tout en se déclarant favorable au principe d’une coordination entre CHSCT d’une même entreprise, François Cochet, du cabinet Secafi, dénonce pour sa part le risque d’expertises « dégradées ». « L’expertise centralisée avec volets locaux après sélection de différents types d’établissements peut être positive, mais elle peut ne pas répondre aux besoins dans d’autres situations », précise-t-il. « Une instance de coordination pourquoi pas, mais les CHSCT locaux doivent rester les lieux de consultation relatifs aux salariés de leur périmètre », souligne Jean-Louis Vayssière, de Syndex. Au cabinet Apteis, on dénonce le concept d’expertise unique sans prise en considération du type de projet : aménagement important, nouvelles technologies, plan d’adaptation ou restructuration ? Membre de ce cabinet, l’ergonome Jean-François Perraud s’emporte : « C’est illogique. D’un côté, on responsabilise les employeurs avec l’obligation de résultat pour la santé et la sécurité des travailleurs et, de l’autre, on limite l’action des CHSCT. »

Des délais intenables

Les inquiétudes des experts sont encore plus fortes concernant une autre innovation du projet de loi : la mise en place de délais préfix, c'est-à-dire incontournables, en cas de restructuration ou de compression des effectifs pour les expertises CHSCT. Ces dernières, ainsi que la consultation du CHSCT, doivent s’intégrer dans les délais désormais impartis aux comités d’entreprise (CE) pour rendre leur propre avis : deux mois à partir de leur première réunion si le nombre de licenciements est inférieur à 100, trois mois entre 100 et 250 licenciements, quatre mois à partir de250. Acela s’ajoutent d’autres spécifications. Dès que le CHSCT a désigné son expert, celui-ci dispose de 21 jours pour demander à l’employeur les informations qu’il juge nécessaires à la réalisation de sa mission. Sachant que l’employeur dispose de 15 jours pour les transmettre. Enfin, l’expert doit rendre son rapport au CHSCT au plus tard 15 jours avant la fin du délai fixé pour l’avis du comité d’entreprise, l’avis du CHSCT devant lui aussi être rendu avant. Dans le cas d’une compression d’effectifs inférieure à 100 licenciements, soit sur une période de deux mois, l’expert CHSCT pourrait ainsi disposer de moins d’un mois pour réaliser son expertise. Alors que la loi prévoit aujourd’hui 30 à 45 jours pour la réalisation d’expertises en cas de projet important modifiant les conditions de travail. Autre contrainte, qui n’existait pas avant : à défaut de respecter ces délais, les instances représentatives, CE comme CHSCT, sont censées avoir été consultées, avis et expertises rendus ou pas.

« Nous défendons l’idée que l’expertise ne peut commencer qu’à compter du moment où l’expert a les moyens de mener ses travaux et que le CHSCT doit pouvoir disposer des informations suffisantes pour donner son avis », déclare Jean-Louis Vayssière. Or, ajoute-t-il, « le projet de loi indique que l’expert est désigné à la première réunion et qu’à l’expiration du délai préfix, l’avis de l’instance est réputé rendu. En contraignant le travail de l’expert et la réflexion du CHSCT, on risque de pénaliser la capacité des représentants du personnel à émettre un avis éclairé ». François Cochet déplore également que, par méconnaissance ou délibérément, on en vienne à réduire les délais d’expertise CHSCT à ceux d’une expertise économique : « L’expert comptable du CE est déjà sous forte contrainte pour produire un rapport en 21 jours quand il dispose de toutes les informations données par l’entreprise. L’expert du CHSCT doit, lui, faire l’analyse de la demande en rencontrant les salariés, leurs représentants ainsi que les dirigeants, puis produire lui-même les données nécessaires à son rapport lors d’entretiens avec les travailleurs, d’observations des situations de travail, d’analyses de l’activité. »

Lobbying

Une critique reprise par les cabinets d’experts signataires de l’alerte mentionnée plus haut. Pour ces derniers, le projet de loi « fait un amalgame entre les expertises CHSCT et celles réalisées par l’expert-comptable » du CE. « Alors que ce dernier procède principalement par analyse documentaire, l’expert en santé au travail doit, d’une part, réaliser des entretiens avec les salariés à tous les niveaux de la hiérarchie et, d’autre part, observer des situations de travail réel en vue de produire une analyse des risques professionnels ainsi que des recommandations », précisent-ils. Selon ces cabinets, l’enjeu est d’importance car c’est à partir de cette analyse que les CHSCT argumentent leur avis sur les conséquences d’un projet ou d’une réorganisation sur les conditions de travail.

Bien entendu, les experts CHSCT ne comptent pas en rester là. Après un intense travail de lobbying déjà réalisé lors des étapes précédentes, ils veulent sensibiliser le Premier ministre, les différents syndicats et les groupes parlementaires sur les défauts de ce projet, dont on sait par ailleurs qu’il divise la majorité présidentielle. Le cabinet Syndex propose ainsi une série d’amendements portant notamment sur la question des délais, afin de garantir l’articulation des consultations du CE et du CHSCT dans de bonnes conditions face à des restructurations. Reste à savoir ce que les parlementaires décideront.