Sécurité du travail : la justice en mode relaxe
Alors que la lutte contre les accidents du travail mortels est une priorité, les poursuites pénales des infractions constatées par l’Inspection du travail sont toujours aussi déficientes. C’est le résultat de notre investigation menée en partenariat avec l’émission « Complément d’enquête », diffusée ce soir sur France 2.
Pour les victimes, c’est un flagrant déni de justice ; pour les inspecteurs du travail, c’est un affront à leur travail et un aveu d’impuissance de l’Etat concernant le respect de la loi en matière de santé, sécurité du travail. Les poursuites pénales engagées à la suite des procès-verbaux que dressent ces derniers, concernant des entreprises qui violent la réglementation en hygiène et sécurité du travail ou après des accidents graves ou mortels, sont toujours aussi déficientes. Délais d’enquête interminables, taux élevé de classement sans suite… Et des sanctions tellement peu dissuasives ! Tels sont les principaux constats de notre enquête menée en partenariat avec « Complément d’enquête », magazine d’investigation hebdomadaire de France 2, dont l’édition diffusée ce 20 avril porte sur les accidents du travail.
Déjà en 2010, lors d’une de nos précédentes enquêtes, les résultats n’étaient pas fameux. Cependant, à l’époque, le ministère du Travail avait lancé un observatoire des suites pénales, précisément pour renforcer la traçabilité des procédures engagées par les agents de contrôle. La direction générale du Travail (DGT) avait accepté de nous communiquer les données nationales collectées à partir des tableaux de suivi, remplis à l’échelon départemental.
Des données secrètes ?
Aujourd’hui, le ministère du Travail a préféré garder secrètes ces données anonymisées, en principe communicables à tous et n'a pas donné suite aux questions de Santé & Travail. Mais selon nos informations, il n’est pas rare que, faute de moyens humains et de volonté politique de la hiérarchie de l’Inspection, les données collectées à l’échelon départemental soient très lacunaires et pas toujours à jour.
Cette imprécision des données détenues par les observatoires des suites pénales à la DGT est encore plus surprenante lorsqu’on on sait qu’il existe un traitement informatique du ministère de la Justice, baptisé Cassiopée, qui permet aux magistrats – en temps réel – de savoir où en sont les procédures qu’ils ont reçues, et notamment les procès-verbaux ou les signalements en application de l’article 40 du Code de procédure pénale (Voir Repères) que leur adressent les inspecteurs du travail.
Nous avons donc demandé à des inspecteurs du travail (protégés par un mandat syndical) de suivre la trace des procès-verbaux et les procédures engagées sur des infractions à la sécurité du travail, ou des accidents du travail graves ou mortels, dans deux départements : la Seine-Saint-Denis et la Seine-Maritime.
Un tiers de classements sans suite
En Seine-Saint-Denis, la CGT travail, emploi, formation professionnelle (TEFP), le syndicat de l’Inspection, a retrouvé trace de 150 procès-verbaux dressés entre 2014 et 2020 pour des infractions à la santé ou à la sécurité et dont les suites sont connues. Seul un tiers a été suivi de poursuites : 43 ont été – ou vont être – jugés et sept autres font l’objet d’une alternative (ordonnance pénale ou comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité). Un autre tiers (51 PV) a été classé sans suite, dont un PV contre une entreprise qui avait refusé d’arrêter des travaux malgré un échafaudage non conforme. Un dernier tiers est toujours en enquête, parfois six ans après la verbalisation, comme ce PV relevé en 2016 après qu'une machine non conforme a causé de multiples fractures à un salarié.
Joint par Santé & Travail, le parquet de Bobigny invite à « utiliser avec prudence » ces chiffres. « L’Inspection du travail (...) n’a pas toujours connaissance des suites données à ces signalements, ce qui pourrait expliquer que le taux d’affaires poursuivies pénalement soit si bas », indiquent les services des procureurs. Ces derniers assurent pourtant n'avoir d’autres chiffres à fournir et ont décliné notre proposition d'interview…
En Seine-Maritime, des inspecteurs du travail ont remonté la trace de 250 dossiers transmis à la justice entre 2017 et 2022. Au 1er janvier 2023, seuls 14 % des affaires ont fait l’objet de poursuites et 5 % d’alternatives (rappel à la loi ou régularisation à la demande du parquet). Près d’un quart (24 %) des dossiers ont donné lieu à un classement sans suite et 42 % font toujours l’objet d’une enquête, dont 16 issus de verbalisations effectuées plus de cinq ans plus tôt, à la limite du délai de prescription de six ans. Enfin, dans près de 18 % des cas, le sort réservé aux dossiers n’est pas connu. Le procureur de Rouen n’a pas donné suite à notre demande de commentaire.
« Un rapport de force très distendu »
L’un des agents qui a agrégé les données juge la Seine-Maritime mieux lotie que d’autres et observe des progrès grâce aux relations nouées entre les inspecteurs du travail et le parquet. « Il y a vingt ans, une procédure qui arrivait sur le bureau du procureur avait quasiment 100 % de chance d’être classée sans suite, hors accident mortel », assure-t-il. Mais la rareté des poursuites crée « un rapport de force très distendu » avec les employeurs, regrette-t-il : « Il faut parfois retourner dans des entreprises où l’on a déjà dressé trois ou quatre PV et qui ne sont toujours pas condamnées. » Au risque d’encourager l’autocensure. « Les fois suivantes, les agents sont tentés de ne relever des infractions qu’au bout de plusieurs rappels à l’ordre ou d’accidents », déplore Simon Picou, responsable syndical à la CGT du ministère du Travail.
Pourquoi les infractions aux règles de santé et de sécurité au travail sont-elles traitées avec si peu de sévérité ? Les obstacles commencent dès l’enquête. « Les policiers et gendarmes ne sont pas formés à ces sujets », note Gérald Le Corre, délégué syndical CGT à l’inspection du travail de Seine-Maritime. Certes, depuis une réforme de la procédure pénale de 2016, les inspecteurs du travail peuvent se charger des auditions pénales libres. Mais ces derniers, dont le nombre a fortement diminué ces dernières années, n’ont pas toujours le temps d’assurer ces tâches, en plus de leurs missions. D’où des délais d’enquête qui s’éternisent et accroissent le risque de dossiers perdus ou de classements sans suite.
Pourtant, le fait que les agents du ministère du Travail « puissent quasiment mener le dossier de fond en comble raccourcit les délais », observe un ancien inspecteur du travail, souhaitant rester anonyme et devenu assistant spécialisé en droit du travail au sein d'un parquet : « On n’a plus besoin de passer par un officier de police judiciaire qui ne connaît pas le dossier, va le mettre sous une pile et nous dire des années plus tard qu’il n’a rien pu faire. » Des postes d’assistants du même type ont été créés dans plusieurs tribunaux, notamment en Ile-de-France, pour éclairer les procureurs et faciliter les poursuites. Mais cette fonction d’appui est loin d’être généralisée dans tous les parquets.
Un manque de volonté politique
Une fois l’enquête judiciaire bouclée, le taux élevé d’infractions classées a, lui aussi, des causes multiples. La première tient à un manque d’expertise des magistrats. « La santé et la sécurité au travail font partie des sujets les plus techniques, estime l’assistant spécialisé. Il y a souvent du BTP, de la réglementation machine… Dans un dossier où il n’y a pas d’accident mais un défaut de protection, c’est à moi d'expliquer pourquoi il est important de poursuivre quand même. » Dans des parquets submergés par d’autres dossiers, confrontés à un manque criant de moyens, les infractions au droit du travail passent facilement à la trappe. « Le parquet ne considère pas le non-respect du Code du travail comme une atteinte à l’ordre public », juge par ailleurs Simon Picou, qui dénonce un « manque de volonté politique ».
Même quand les dossiers arrivent à l'audience, les peines infligées aux entreprises s’avèrent rarement dissuasives. Les amendes sont très largement majoritaires, les relaxes fréquentes, parfois même en cas d’accident mortel. Les délais d’enquête et d’audiencement jouent en faveur des employeurs : au bout de six ou huit ans, il n’est pas rare que les personnes morales mises en cause n’existent plus… En 2021, le groupe Renault a néanmoins écopé de 300 000 euros d’amende après la mort d’un technicien de son usine de Cléon (Seine-Maritime). Une peine exceptionnelle, qui doit beaucoup au rapport d’expertise du CHSCT, dont le tribunal correctionnel de Rouen avait salué dans son jugement le rôle crucial.
A l’inverse, quatre grandes entreprises, dont Spie et une filiale du groupe Bolloré, condamnées pour un défaut d’analyse des risques après la chute mortelle d’un salarié, n’ont reçu qu’une amende allant de 2 500 à 5 000 euros chacune. Quant au conseil départemental de Seine-Maritime, poursuivi par la CGT pour la mise en danger d’agents exposés à l’amiante, le tribunal lui a infligé en 2022… zéro euro d’amende. « Pour nous, c’est un permis de tuer, dénonce Gérald Le Corre. Cela revient à dire aux employeurs qu’à part une mauvaise publicité, ils ne risquent pas grand-chose. »
Lorsqu’ils constatent une infraction au Code du travail, les inspecteurs du travail peuvent dresser un procès-verbal qui est automatiquement transmis au parquet. Ce dernier peut diligenter une enquête et engager des poursuites. Si les éléments constatés ne sont pas suffisants pour caractériser l’infraction, l’agent de contrôle doit néanmoins informer le procureur de la République des faits constatés, au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale qui enjoint tout fonctionnaire à signaler à l’autorité judiciaire tout crime ou délit. A charge pour le procureur de poursuivre les investigations nécessaires. Cette procédure de l’article 40 est également utilisée par les agents de contrôle lorsqu’ils constatent des infractions au Code du travail dans des établissements publics – des hôpitaux, par exemple –, pour lesquels ils ne sont pas habilités à dresser des procès-verbaux.