Sécurité : un tramway nommé danger
Le tramway a la cote auprès des usagers et des grandes villes, où il s'implante de plus en plus. Moins auprès de ses conducteurs. TMS, fatigue, système de sécurité perturbant fortement la conduite, risque d'accident grave... Enquête.
Conduire le tramway, ça fait mal, ça fait peur et ça fatigue." Ce constat sévère est dressé par le cabinet Indigo ergonomie, qui a réalisé fin 2013 une expertise pour le CHSCT de Keolis Bordeaux, l'entreprise exploitant le tram de cette ville, sur les conditions de travail des traminots et leur exposition aux risques professionnels. En particulier, le risque de troubles musculo-squelettiques (TMS).
Considéré comme un mode de transport moderne et d'avenir, le tramway a fait son grand retour dans de nombreuses villes. Mais plusieurs études ou expertises menées sur les trams de Bordeaux, Clermont-Ferrand, Strasbourg ou encore Montpellier démontrent que leur conduite n'est pas sans risque pour la santé des traminots et, au-delà, pour la sécurité des usagers. Plusieurs problèmes se posent dans la conception du poste de conduite, déclinaison de celui d'un train ou d'un métro qui n'est pas forcément adaptée aux trajets urbains, au coeur d'une circulation dense.
"Système de l'homme mort"
Un point particulier cristallise toutes les critiques : la Vacma. Comprenez la "veille automatique à contrôle de maintien d'appui", encore appelé "système de l'homme mort". Ce dispositif de sécurité permet de s'assurer en permanence que le conducteur est bien conscient à son poste en lui faisant effectuer une tâche périodique. Au moyen d'une pédale ou d'un bouton, le traminot doit exercer une pression d'environ 12 secondes maximum, puis relâcher la pédale ou le bouton durant 2 secondes. En cas de non-respect de ces temporisations, une alarme retentit. Le conducteur dispose alors de 2 secondes pour réactiver la veille. Sans cette réaction, le freinage d'urgence se déclenche et stoppe le tramway.
Cette alternance d'appuis et de relâchements, les conducteurs la répètent en continu durant leur journée de travail, tout en actionnant le manipulateur de traction qui permet au tram d'avancer. Si la manipulation de cette Vacma ne nécessite pas de gros efforts, la fréquence des mouvements associée à une position relativement statique est la cause de TMS. A Bordeaux, par exemple, le seul maniement du manipulateur de traction du tramway occasionne déjà 533 mouvements par heure. Avec l'actionnement de la Vacma, le nombre de mouvements des mains et du poignet passe à 1 498 par heure. "Les trois méthodes complémentaires d'évaluation des risques que nous avons utilisées mettent en évidence un risque indéniable pour les traminots", indique Sandrine Cheikh, du cabinet Indigo ergonomie. Sans compter que, dans les réseaux où ce système de l'homme mort a été adopté, les conducteurs se plaignent de ces contraintes. Et les TMS fleurissent. A Clermont-Ferrand, sept cas de syndrome du canal carpien bilatéral ont été reconnus en maladies professionnelles par la caisse primaire d'assurance maladie depuis le début de l'exploitation du tram, en 2006. Plus récemment, une pathologie a également été déclarée à Lille. A Bordeaux, la direction minimise le problème, arguant de l'absence de reconnaissance officielle de maladies professionnelles. Si aucun TMS n'a été dépisté par la médecine du travail, "les médecins de ville en ont diagnostiqué 9 en 2010 et 12 en 2011", soulignent les auteurs du rapport d'Indigo, qui ajoutent : "Concernant le tramway, en 2010, 15 salariés avaient été déclarés inaptes à la conduite, dont 9 de manière définitive."
Eviter le freinage d'urgence
Ce déni des risques pour la santé n'étonne pas le sociologue Robin Foot et l'ergonome Ghislaine Doniol-Shaw, deux chercheurs du Laboratoire techniques, territoires et sociétés (Latts) de l'Ecole nationale des ponts et chaussées. Ils ont lancé l'alerte dès 2004 sur les atteintes à la santé et n'ont, jusqu'à présent, guère été entendus. "Beaucoup de conducteurs souffrent des avant-bras, des mains et des doigts, explique Robin Foot. Nous avons établi un lien entre ces douleurs et la conception du poste de conduite et particulièrement du système de veille à maintien d'appui, mais nous avons également constaté des effets sur le plan cognitif." L'activation du système de veille entre en concurrence avec la conduite et constitue une "activité distractive". L'objectif pour les conducteurs est d'éviter, sans avoir à y penser, que l'alarme et le freinage d'urgence ne se déclenchent. Pour cela, ils ont tendance à actionner la veille en se calant sur un rythme équivalent pour le maintien comme pour le relâchement.
Mais il n'est pas toujours possible, en toutes circonstances, d'être attentif à la conduite et d'assurer les autres manipulations (gong, klaxon, surveillance des informations fournies par les équipements du pupitre, etc.) tout en actionnant la veille, notamment pour un mode de transport qui sillonne le coeur du tissu urbain. "Il faut faire très attention aux déplacements des automobilistes, des piétons, des cyclistes, anticiper leurs comportements, en particulier aux carrefours, car contrairement à un chauffeur de bus, le traminot n'a pas la possibilité de donner un coup de volant pour éviter un obstacle", détaille Pascal Ressot, délégué de la CGT au CHSCT de Keolis Bordeaux. Cette préoccupation de sécurité est d'autant plus importante que le véhicule ne pile pas instantanément en cas de freinage d'urgence et continue à rouler sur quelques mètres. Le conducteur n'a pas d'autre possibilité que de rester passif devant le risque d'écrasement.
La peur de l'accident est une source permanente de stress et de tension dans le travail. Dans certaines circonstances, le conducteur en oublie la veille, ce qui peut aussi avoir des conséquences dramatiques, comme le montre l'accident survenu sur le réseau de Montpellier en septembre 2012. Au départ de la place de la Comédie, dans le centre-ville, toute l'attention du traminot était captée par les mouvements des piétons longeant la voie du tramway et susceptibles de traverser à n'importe quel moment. Le conducteur a abandonné l'actionnement de la veille pour se concentrer sur la conduite. Surveillant attentivement les piétons à cette heure de pointe, il n'a pas entendu l'alarme. Le freinage d'urgence s'est alors enclenché. L'arrêt brusque du tram a déséquilibré un passager âgé. Dans la chute, la tête de ce dernier a heurté une structure métallique, ce qui a provoqué un traumatisme crânien mortel. "Dans une autre situation, alors que le tramway roulait sur une pente rendue glissante par la pluie, le conducteur s'est focalisé sur la veille et n'a pas freiné suffisamment fort. La collision avec un autre véhicule n'a heureusement occasionné que des dégâts matériels", relate Olivier Carnet, du CHSCT de la société de transport de Montpellier.
"Rien ne justifie la mise en place du système del'homme mort, insiste Robin Foot. Cela permet de détecter les défaillances graves, comme un évanouissement ou un endormissement profond, mais certainement pas les situations d'hypovigilance du conducteur, comme le système est censé le faire. Cela ne repose sur aucun élément et c'est même tout le contraire qui se produit."
Horaires alternants et baisses de vigilance
L'actionnement de la veille finit par devenir tellement automatique que, dans des situations de faible sollicitation dans l'environnement du conducteur, il permet des moments de microsommeil. "A 5 heures du matin, par exemple, il n'y a quasiment personne, pas de trafic voyageur, on sait qu'on ne va rencontrer personne, témoigne un conducteur. Machinalement, je vais fermer les yeux et m'assoupir sans cesser d'actionner la Vacma. Je vais avoir le réflexe de me réveiller au niveau du carrefour pour voir le feu et contrôler si je peux passer ou pas. Je vais ensuite repiquer du nez. Je n'ouvrirai de nouveau les yeux qu'à l'approche de la station."
Le risque d'assoupissement est l'autre angoisse des conducteurs. Un risque aggravé par le travail en horaires alternants. Les services peuvent en effet commencer à 4 heures du matin ou se terminer à 2 heures, ce qui perturbe les rythmes biologiques et engendre des baisses de vigilance, voire des endormissements.
Enfin, d'une manière générale, la conception des cabines n'est pas toujours adaptée aux tâches de conduite en milieu urbain. En 1994, le "Mongy", comme le surnomment les Lillois, a fait peau neuve avec de nouveaux véhicules dessinés par le designer de Ferrari, Pininfarina. Premier tram à plancher bas intégral, il fait la fierté des Ch'tis... mais pas celle des conducteurs, qui ont vu leur cabine se réduire pour loger les équipements de traction. "Dès que le traminot mesure plus de 1,72 mètre, il est obligé d'incliner le siège pour pouvoir placer ses jambes, sinon ses genoux touchent le pupitre de conduite, expose Jean-Philippe Wahl, le secrétaire adjoint du CHSCT. Le système de rétrovision qui permet de contrôler ce qui se passe sur le quai pour procéder à l'ouverture et à la fermeture des portes est placé tellement haut que les conducteurs doivent systématiquement pencher la tête vers l'arrière pour pouvoir voir l'écran. Beaucoup se plaignent de douleurs cervicales." Des problèmes de visibilité ont été également signalés à Bordeaux et à Clermont-Ferrand.
Bonne nouvelle, toutefois, le syndicat mixte des transports en commun de l'agglomération clermontoise a établi un nouveau cahier des charges pour les constructeurs. Une évolution positive, mais pas suffisante. "Cela s'est fait sans que le CHSCT soit consulté", regrette Claude Desmaries, secrétaire (CGT) du CHSCT de l'entreprise de transport T2C. "Ce cahier des charges ne concerne que la modification de la veille, poursuit-il. Les autres problèmes liés à la conception du poste de conduite ne sont toujours pas pris en compte." Il reste encore du chemin à parcourir avant que le tramway soit vraiment sans danger.