Pour la sécurité des vols, Air France mise sur le débat
Créé à Air France après le crash du vol Rio-Paris, le Forum syndical sécurité des vols réunit des experts métiers mandatés par les syndicats de la compagnie. Ce lieu d’échanges contribue à la transformation du travail et à l’amélioration de la sécurité.
La sécurité des vols est un sujet éminemment sensible pour une compagnie aérienne, et peut-être plus encore pour Air France, dont les éventuelles responsabilités dans le crash de l’Airbus A330 sur le vol Rio-Paris, survenu le 1er juin 2009, font toujours l’objet d’une bataille d’experts. Bien que rigoureusement encadrée par un ensemble de standards et de règles, la sécurité est-elle suffisante en toutes circonstances, par exemple en cas d’aléa non anticipé par les procédures ? Dans les mois qui ont suivi la catastrophe du vol Rio-Paris – la plus meurtrière de son histoire –, Air France a demandé à des experts en aéronautique indépendants de proposer des pistes d’amélioration.
A la suite de leurs recommandations, la direction de la compagnie et les organisations professionnelles se sont mises d’accord en 2013 pour créer un Forum syndical sécurité des vols (FSSV). Un changement de paradigme, la sécurité des vols étant jusqu’alors exclusivement gérée par un réseau de responsables dédiés. « Ce forum intervient en complément des instances existantes mises en place sur ce thème par Air France, il ne se substitue pas à elles », précise Pascal Mathieu, président du FSSV, par ailleurs élu CFE-CGC dans l’un des comités sociaux et économiques de l’entreprise. Pour autant, le forum a aussi un rôle d’alerte auprès de la direction en charge de la sécurité des vols.
Une chaîne de métiers
Le fonctionnement du FSSV s’est précisé au fil des années. Une convention a été signée avec la direction pour définir son champ d’action et ses moyens, notamment humains. Valérie Castaing, ancienne cheffe de cabine, occupe à temps plein le poste de coordinatrice. La quasi-totalité des organisations professionnelles de la compagnie, soit dix syndicats, sont parties prenantes du forum. Le Syndicat national des pilotes de ligne, majoritaire à Air France pour cette profession, figure parmi ceux qui ont impulsé la dynamique. « La sécurité des vols n’est pas que l’affaire des pilotes, même si ceux-ci sont le dernier rempart en cas de problème à bord. Elle relève d’une chaîne dans laquelle de nombreux métiers interviennent », souligne Geoffroy Bouvet, commandant de bord et animateur élu du FSSV. Chacune des organisations syndicales a mandaté deux ou trois représentants. Au total, le forum compte vingt-sept experts issus des différents métiers d’Air France : pilotes, hôtesses de l’air et stewards, mais aussi personnels au sol, informaticiens, mécaniciens, contrôleurs aériens, agents de piste, agents chargés de l’enregistrement ou des fonctions support. Si les organisations professionnelles n’ont pas toujours les mêmes positionnements, explique Pascal Mathieu, « nous ne sommes pas dans un fonctionnement d’instance représentative du personnel et les personnes mandatées oublient leur étiquette syndicale. Les agents sont là en tant qu’experts métiers pour échanger et faire émerger une intelligence collective de terrain sur la sécurité des vols ».
Cet espace de discussion permet surtout de témoigner du travail réel des salariés dans une organisation sociotechnique ultra-réglée, l’expérience de terrain étant bien souvent, ici comme ailleurs, méconnue des managers. « Ce sont ces remontées qui nous permettent d’élaborer des propositions d’amélioration », ajoute Franck Passelegue, porte-parole du forum et syndiqué à l’Unsa.
Dialogue avec la direction, hors IRP
Ses membres du forum se réunissent une journée par trimestre. Une demi-journée est généralement consacrée à leur formation par des experts invités, comme ceux de l’Institut pour une culture de sécurité industrielle (Icsi), qui accompagne le FSSV dans sa démarche. L’autre demi-journée est réservée à la discussion pour enrichir les dossiers sécurité des vols. Le président et le porte-parole du forum se chargent de porter les propositions à la connaissance de la direction. Une nouvelle forme de dialogue a été établie avec cette dernière sur un sujet sensible, mais sans passer par les instances représentatives du personnel (IRP). « La sécurité des vols n’est pas négociable, c’est un impératif absolu », déclare Eric Gobert, directeur général adjoint en charge de cette thématique et lui-même commandant de bord. La question se pose néanmoins de savoir si cette instance ne pourrait être une manière de contourner, du moins en partie, les IRP. « En dehors des représentants des pilotes ou des personnels navigants, les élus ne s’occupent pas vraiment de la sécurité des vols », répond Christophe Malloggi, secrétaire général de FO Air France. Pour ce responsable syndical, le rôle des IRP est avant tout de défendre auprès de la direction les préconisations du forum afin qu’elles soient prises en compte.
Des lanceurs d’alerte protégés des sanctions
Ce nouvel espace de partage et de dialogue a d’ores et déjà permis d’obtenir des avancées concrètes. « Nous sommes aujourd’hui identifiés par Air France comme un maillon essentiel de la sécurité des vols », s’enthousiasme Pascal Mathieu. Du côté de la direction, Eric Gobert estime que l’instance est un outil précieux pour gagner en excellence. En matière de lutte contre le « silence organisationnel » – situation dans laquelle les informations importantes pour la sécurité sont disponibles au niveau du terrain mais ne sont pas transmises au-delà –, le FSSV a notamment permis à la compagnie d’améliorer son système d’alertes et de remontées d’expériences du terrain. « L’entreprise a signé une charte pour garantir l’impunité des salariés qui font état d’incidents ou d’erreurs », indique Franck Passelegue. Autre exemple, qui concerne les responsables zone avion (RZA), agents responsables de la circulation des appareils sur les pistes. A la suite des signalements du FSSV, les effets pervers des primes liées aux « délais retard », primes susceptibles de pousser les RZA à autoriser le décollage des avions au détriment des vérifications nécessaires, ont été corrigés. « La priorité, c’est la sécurité des vols, et ce, avant la performance industrielle et commerciale de la compagnie », affirme Pascal Mathieu. Une des solutions mises en place pour assurer la protection des avions contre d’éventuels attentats, à savoir la condamnation des trappes d’accès à la soute électronique, a pu être revisitée grâce aux réflexions des experts de terrain. « En cas de panne, les agents pouvaient se retrouver dans l’obligation de passer sous l’appareil afin d’accéder à la soute, une situation de travail très accidentogène », relate Franck Passelegue.
Le forum syndical a par ailleurs donné l’occasion aux experts métiers de plancher sur les questions de sous-traitance, une externalisation de l’activité dont on connaît les risques potentiels en termes de maîtrise de la sécurité. « Nous avons publié nos recommandations sans pour autant prendre parti pour ou contre la sous-traitance », signale le président du FSSV. Certaines de ces recommandations, comme le développement de la formation des sous-traitants par les formateurs de l’Ecole des escales d’Air France, ont déjà été mises en oeuvre par la compagnie.
Une culture peu partagée
Un conflit récent entre les représentants des pilotes d’Air France et leur direction illustre cependant la difficulté d’instaurer une culture de sécurité partagée. A la suite d’incidents survenus en phase de décollage à Bogota (Colombie), en raison visiblement d’aéronefs inadaptés à cet aéroport particulier, le CHSCT pilotes a déclenché en 2017 une procédure d’alerte pour danger grave et imminent. Les pilotes n’ayant pas été entendus, l’inspectrice du travail a alors assigné la compagnie en référé devant le tribunal. « Air France a fini par changer ses avions sur la ligne », rapporte Simon Picou, secrétaire national de la CGT Travail Emploi Formation professionnelle (CGT-TEFP), qui syndique, entre autres, des inspecteurs du travail. Mais l’inspectrice s’est vu reprocher par la direction générale du Travail (DGT) sa décision d’assigner Air France pour un problème de sécurité des vols. La CGT-TEFP dénonce les pressions et intimidations de la DGT dès lors qu’il s’agit de grandes entreprises, « au mépris du respect de l’indépendance de l’Inspection du travail mais aussi de la santé et de la sécurité des salariés ».