Le Sénat s’en prend à la protection des lanceurs d’alerte
Rendre public un dysfonctionnement grave de son entreprise, c’est s’exposer à être dénigré, harcelé, licencié… La proposition de loi en discussion au Sénat transpose une directive européenne, visant justement à protéger les lanceurs d’alerte de ces représailles patronales.
L’Assemblée nationale a adopté, à l’unanimité et en première lecture, la proposition de loi qui transpose en droit français la directive européenne de 2019 sur la protection des lanceurs d’alerte. Celle-ci renforce les dispositions du texte européen afin de mieux défendre les salariés ou fonctionnaires signalant un dysfonctionnement grave ou une violation de la loi contre les représailles de leur employeur. Et cela ne plait pas au Sénat, qui, le 17 décembre, a commencé à détricoter le texte des députés à coups d’amendements.
En France, l’alerte reste encore connotée négativement, associée à la dénonciation, la délation ou le manque de loyauté envers l’entreprise. « Celle-ci n’est pourtant pas un délit mais ici la culture du chef domine et implique qu’on n’a pas à contester des décisions qui viennent d’en haut », observe Franca Salis-Madinier, secrétaire nationale de la CFDT-Cadres, en charge des questions liées aux lanceurs d’alerte, et rapporteure au Conseil économique et social européen sur la directive de 2019. Dans le Code du travail français, rappelle-t-elle, « l’alerte n’est mentionnée que sous la forme collective, c’est à dire portée par les ex-CHSCT, aujourd’hui intégrés aux CSE, généralement autour de la santé et des risques au travail. »
Harcèlement au travail
En 2013, la loi Blandin a introduit dans le droit le statut de lanceur d’alerte en matière de santé et environnement. « Mais c’est la loi sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, adoptée fin 2016, qui a ouvert le champ matériel de l’alerte. » précise Franca Salis-Madinier. Celle-ci peut concerner non seulement un dysfonctionnement, un délit ou un crime en matière de santé publique ou d’environnement mais aussi des situations de harcèlement au travail, de maltraitance, de corruption, d’abus de bien sociaux, d’évasion fiscale, etc., préjudiciables à l’intérêt général. Seuls les faits, couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client sont exclus. Néanmoins, pour se voir reconnu et protégé comme tel, le lanceur d’alerte doit apporter la preuve de sa « bonne foi » et de son « désintéressement ». « Deux notions vagues, difficiles à établir et pouvant facilement être utilisées pour discriminer le salarié », regrette la syndicaliste.
Détresse morale et financière
D’autant que la loi Sapin 2 impose à ce dernier une procédure en trois paliers : il doit d’abord prévenir son supérieur hiérarchique ou un « référent » alerte dans l’entreprise. A défaut de réponse, il peut prévenir l’autorité judiciaire, et sans un traitement par la justice au bout de trois mois, il est autorisé à rendre son signalement public. Autant de dispositions propres à décourager les signalements, déplore le rapport d’évaluation de la loi Sapin 2, publié en juillet 2021, qui constate : « Les critères du désintéressement et de la bonne foi écartent de nombreux lanceurs d’alerte du bénéfice de la protection prévue par la loi et la hiérarchie des canaux de révélation les exposent aux représailles. »
« Quand un salarié est seul, isolé face à sa hiérarchie, il est vulnérable, ajoute Franca Salis-Madinier. Les lanceurs d’alerte sont de fait souvent des personnes brisées moralement et en détresse financière. » Dans le cadre de la transposition de la directive, la CFDT plaide d’ailleurs pour un rôle renforcé des syndicats. « Aujourd’hui ils sont trop timorés, craignent pour la réputation de l’entreprise, regrette-t-elle. Nous pensons qu’ils doivent relayer et porter l’alerte de manière collective, afin de protéger l’individu. »
Libre choix du canal d’expression
La directive européenne marque une avancée significative par rapport à la loi Sapin 2 car elle laisse au lanceur d’alerte le libre choix de son canal d’expression : la hiérarchie, ou le référent alerte de l’entreprise ou de l'administration, ou bien directement les autorités judiciaires et les médias. « On a heureusement aboli toute hiérarchie des canaux d’expression, indique Virginie Rozière, députée au Parlement européen jusqu’en 2019 et rapporteure de la directive. Un lanceur d’alerte doit être protégé, quel que soit le canal choisi pour intervenir ! Sinon, on expose la personne que l’on veut protéger à des représailles et on prend le risque que des documents soient détruits ! » Cette disposition avait créé en 2019 « un gros point de friction avec le gouvernement français », précise-t-elle.
Le texte de Bruxelles créé aussi la notion de « facilitateur », défini comme « une personne physique qui aide un auteur de signalement au cours du processus de signalement dans un contexte professionnel et dont l’aide devrait être confidentielle » : un syndicaliste, un délégué du personnel ou un membre d’une ONG, un journaliste. Il instaure des sanctions « applicables aux personnes physiques ou morales qui entravent le signalement, exercent des représailles, intentent des procédures abusives » : amendes civiles en cas d’entrave au signalement ; sanctions pénales jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende en cas de diffamation, mise à pied, licenciement ou dégradation des conditions de travail.
Régressions majeures
Mais sous la pression de différents lobbys, comme le révélait le site d’information Mediapart le 11 décembre, la commission des lois du Sénat a « dynamité les dispositions les plus progressistes du texte », estime l’ONG Transparency International. La définition de l’alerte a été réécrite, déplorent dans un communiqué commun l’Ugict-CGT et le SNJ-CGT, la limitant à « celles et ceux qui dénoncent des "violations graves" de la loi, alors qu’aujourd’hui il faut dénoncer des faits contraires à l’intérêt général pour être considéré comme lanceur d’alerte. Une régression majeure ! » Les protections prévues par la directive et la proposition de loi ont été considérablement rognées : plus de freins aux poursuites pénales, possibilités de saisir la presse réduites, rôle amoindri des syndicats et des ONG dans la protection du salarié.
Que restera-t-il du dispositif une fois le texte passé à la moulinette sénatoriale ? Réponse les 19 et 20 janvier avec une première lecture par les sénateurs.