"Un sentiment de honte"
Parce qu'on lui demande d'appliquer des méthodes qu'il réprouve, Dominique, jeune conseiller financier, sombre dans la dépression. Extraits d'un récit de souffrance recueilli par l'enquête Samotrace.
L'histoire de Dominique, jeune conseiller financier qui a sombré dans l'alcool en début de carrière pour juguler son mal-être, illustre bien certaines données de l'enquête Samotrace. Recruté par une compagnie d'assurances, le jeune homme découvre des pratiques commerciales auxquelles ne l'avait guère préparé son diplôme de conseiller en gestion de patrimoine. Pour se constituer son portefeuille, il lui faut "accrocher" le client, et les conseils que lui donne son chef, inspecteur des ventes, le déroutent. Ce dernier lui recommande par exemple de... mentir, de ne pas dire aux personnes sollicitées qu'on souhaite leur présenter des placements financiers, mais de leur proposer un rendez-vous pour un conseil fiscal. Dès cet instant, "il se sent profondément humilié d'avoir à utiliser des méthodes qu'il réprouve", note le médecin du travail qui a recueilli son récit.
Le changement de responsable hiérarchique n'apporte guère d'amélioration. La pression est forte. La rémunération des conseillers, une fois passée une période de garantie de salaire pour les débutants, se fait au pourcentage des produits financiers placés. La tentation est grande de faire le forcing sur les placements offrant la meilleure commission. C'est ce que préconise le nouveau chef de Dominique, qui l'accompagne chez les clients, quitte à donner des informations incomplètes, voire fausses sur les produits vendus. De ces rendez-vous, le jeune homme revient avec "un sentiment de honte". Cela ne correspond pas au travail de conseiller patrimonial tel qu'il aimerait le pratiquer, c'est-à-dire rechercher l'intérêt du client et non pas vendre à tout prix.
Profond malaise
Ce conflit éthique plonge Dominique dans un profond malaise. Il le confie à un nouvel embauché dans son équipe, Emmanuel, qui, à l'aise dans son métier de commercial, ne comprend pas que son collègue ne se sente pas à sa place. Lui, au contraire, apprécie la liberté dont ils bénéficient dans leur emploi du temps. "Progressivement, un glissement s'opère, relève le médecin du travail. Dominique se laisse entraîner par son collègue, qui l'invite de plus en plus souvent à finir la journée au bar." L'organisation de ses journées lui pèse, il supporte de plus en plus mal les techniques de contrôle du travail, notamment les réunions hebdomadaires sur la réalisation des objectifs. Ses revenus sont corrects, mais leur variation d'un mois à l'autre occasionne des difficultés dans la gestion de son budget.
Des cafés, il passe à la bière, et l'alcool devient une habitude. Il l'utilise comme anxiolytique afin d'avoir le courage de continuer à travailler. Pour concilier éthique et travail, il accepte qu'un de ses collègues prospecte sa clientèle en vue de réaliser des opérations que lui réprouve, ce dernier lui rétrocédant la moitié des bénéfices...
C'est un accident - alors que Dominique conduisait en état d'ivresse - qui déclenche une prise de conscience. Il est suivi dans un centre d'alcoologie et par un psychiatre lorsque le médecin du travail le rencontre. Celui-ci lui propose de revenir sur son histoire professionnelle : "Les méthodes commerciales agressives qu'il a été contraint d'utiliser ont profondément atteint son identité, l'estime qu'il avait de lui-même. Le travail a probablement joué un rôle déclenchant majeur dans sa décompensation." L'éclairage par le travail a été déculpabilisant pour Dominique et lui a permis de trouver une issue.