Séparatisme : l’Inspection du travail refuse l’instrumentalisation
Pour les syndicats de l’Inspection du travail, les actions menées par les préfectures contre l’islamisme radical ne relèvent pas des missions des agents de contrôle. Ce qu’a reconnu tardivement la direction générale du Travail.
« Nouveau dévoiement des missions de l’Inspection du travail », s’est alarmé un tract national de la CGT Travail daté du 18 janvier 2021. En cause la demande adressée aux agents de ce corps de contrôle de participer aux opérations des Cellules de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (Clir) pilotées par les préfectures1
. Le syndicat condamne une atteinte à l’indépendance de la profession, garantie par la convention de l’Organisation internationale du travail (OIT), ainsi qu’à son autorité et son impartialité. « Les opérations de lutte contre la radicalisation ne relèvent pas de nos missions, d’autant plus qu’elles visent plutôt à stigmatiser une communauté », explique Simon Picou, représentant CGT. « L’Inspection du travail peut être mobilisée lorsque des éléments concrets de travail dissimulé existent mais pas sur des suspicions de liens avec des organisations radicales », renchérit Brigitte Sénèque de la FSU.
Dans les Côtes d’Armor, en novembre, son syndicat a cosigné avec la CGT et SUD un tract questionnant également la pertinence d’opérations menées par le Comité opérationnel départemental anti-fraude (Codaf), sous l’égide de la préfecture et du parquet, ciblant des barbiers ou des gérants aux noms à consonance étrangère. « L’Inspection du travail ne doit pas être instrumentalisée », prévient le texte qui invite les agents de contrôle à rester vigilants et à ne pas servir de force d’appui, voire de « clé d’entrée » dans certains lieux. Le terme fait allusion au droit d’entrée et de visite dans les entreprises, sans avertissement préalable, spécifique à l’Inspection du travail.
Mise au point de la DGT
La direction générale du Travail (DGT) qui chapeaute les inspecteurs au sein du ministère du même nom n’a pas répondu à nos questions. Mais une note interne du 16 février du directeur général Pierre Ramain - que Santé & Travail s’est procuré - sonne comme un rappel à l’ordre, après quelques errements et instructions contradictoires des hiérarchies : « Les agents de contrôle ne pourront pas être mobilisés dans le cadre des Clir, dont les missions ne correspondent pas aux missions de l’Inspection du travail. » Dans le cadre du Codaf, ils peuvent être sollicités « pour accomplir leur mission de lutte contre le travail illégal » mais n’ont pas vocation à participer à une action « qui ciblerait des entreprises ou associations uniquement en raison de leur lien réel ou supposé avec des mouvements radicaux ». La mise au point, jugée tardive, est plutôt bien accueillie par les syndicats à qui elle donne a posteriori raison contre des chefs trop zélés. « Cette note devrait mettre fin au débat et aux pressions », se félicite Coline Martres-Guguenheim de SUD Travail, qui craint cependant des allégations non fondées de travail illégal pour justifier le recours aux inspecteurs. En janvier, ce syndicat et la CGT avaient dénoncé des pressions exercées en Seine-et-Marne sur deux agents, l’un pour qu’il se joigne à une opération du Clir, l’autre pour qu’il signe une décision de fermeture administrative déjà rédigée par sa hiérarchie.
Il s’avère cependant difficile d’évaluer le nombre d’inspecteurs du travail qui ont été sollicités abusivement et encore moins combien ont accepté ou refusé de se joindre à des opérations hors des clous. Le « devoir de réserve » imposé à ces fonctionnaires confine souvent à l’omerta. Les syndicats ont documenté des dérives dans plusieurs régions, notamment en Ile-de-France. Des ballons d’essai pour tester les agents ? Aucune sanction n’a apparemment été prononcée à l’encontre des réfractaires.
Dans les Hauts-de-Seine par exemple, le pôle travail de la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi (Direccte) s’était fendue d’une note annonçant sans ambages l’envoi prochain de « listes d’établissement devant faire l’objet d’interventions ». Position par la suite contredite par la Direccte Ile-de-France, signalant que le rôle dévolu au Clir « ne s’inscrit pas dans les missions d’inspection du travail définies par la convention n° 81 de l’OIT ».
Un malaise plus général
Les syndicats CGT, CNT, FO, FSU et SUD du ministère du Travail discutent actuellement de l’éventualité de saisir l’OIT sur ce sujet. Et de l’ajouter à l’alerte lancée le 16 avril dernier auprès de l’organisme international après différentes entraves constatées dans leur mission, notamment au début de la crise sanitaire : instructions contraires au droit de retrait et à la protection de la santé au travail, interdiction de contrôles inopinés en entreprise, autorisations à demander à la hiérarchie, contrôles à faire cadrer avec les impératifs de communication du gouvernement, priorité donnée à la poursuite de l’activité économique et absence d’ approvisionnement des agents de contrôle en masques de protection .
L’affaire s’inscrit de plus dans un contexte de malaise créé par la réforme à marche forcée de l’organisation territoriale d’Etat, dénoncée unanimement par les syndicats. Les Direccte devraient être remplacées en avril par des directions régionales et départementales de l’Emploi, du Travail et des Solidarités. Les représentants syndicaux refusent une « reconfiguration générale des services de l’Etat sous l’égide des préfets et du ministère de l’Intérieur ». Pour Gilles Gourc de la CNT, « si l’Inspection du travail reste sous l’autorité hiérarchique de la DGT, elle sera sous l’autorité fonctionnelle du préfet. Cela fait craindre des atteintes à son indépendance et de possibles dévoiements de ses missions ».
- 1Le ministère de l’Intérieur a présenté en décembre dernier le bilan des Clir mises en place en 2019 dans chaque département : 3881 contrôles de structures « identifiées séparatistes » ont été effectués, donnant lieu 126 fermetures administratives (sans précision sur le motif). Il a aussi dévoilé le bilan de l’action contre l’économie souterraine menée par les Codaf, créés en 2010, pour le mois de novembre 2020 : 543 contrôles et 21 fermetures d’établissement, avec 7 d’entre elles « sous fondement du Code du travail », toutes en Ile-de-France, parmi lesquelles 4 concernant des « structures communautaires ».