La sinistralité occultée du travail détaché
Non recensés, voire camouflés, les accidents du travail des salariés détachés en France demeurent invisibles. Et sans incidence sur les cotisations sociales des principaux bénéficiaires du détachement, les donneurs d'ordres de droit français.
Les accidents du travail des salariés détachés en France n'apparaissent nulle part. Ils concernent pourtant une population active de plus en plus importante sur le marché du travail. En 2017, 516 000 travailleurs, ceux des transports non inclus, ont officiellement fait l'objet d'une déclaration de détachement en France par des entreprises sous-traitantes d'autres pays de l'Union. Une progression de 46 % par rapport à 2016. Sans compter quelque 200 000 à 300 000 autres travailleurs, salariés dissimulés par leurs employeurs ou faux indépendants. Du fait de la directive européenne sur le détachement (voir "Repère"), les accidents du travail dont sont victimes ces salariés n'ont pas à être déclarés à la Sécurité sociale française, mais au régime de protection sociale du pays où a été signé le contrat de travail. Ces accidents devraient néanmoins être déclarés, dans les 48 heures suivant leur survenue, à l'Inspection du travail en France par les donneurs d'ordres ou les employeurs étrangers. Or cela semble être rarement le cas. Aucune statistique n'est en tout cas disponible. Sollicité par Santé & Travail, le ministère du Travail n'a pas souhaité répondre à nos questions sur le sujet.
"Ces déclarations restent exceptionnelles, constate Gérald Le Corre, inspecteur du travail à Rouen et syndicaliste CGT. Par usage, nous sommes informés des accidents très graves par les policiers, eux-mêmes alertés par les pompiers... Mais certains chantiers recourent aux ambulances privées et gagnent ainsi quelques jours sur une éventuelle enquête." "Aujourd'hui, on ignore le nombre de salariés détachés morts, amputés ou devenus inaptes à l'emploi à la suite d'un accident du travail sur le sol français", confirme son collègue Yves Sinigaglia, inspecteur du travail sur Paris et syndicaliste Sud Travail. Selon des militants syndicaux, de nombreux accidents sont dissimulés par les employeurs, avec des salariés raccompagnés dans leur hébergement, présentés comme victimes d'un accident domestique, voire rapatriés d'office dans leur pays d'origine. David Arnould, rapporteur de la commission santé, sécurité et conditions de travail de la raffinerie Total de Donges (Loire-Atlantique), explique cette dissimulation par la nécessité pour les sous-traitants, français ou étrangers, de présenter le meilleur bilan sécurité et de minimiser les coûts salariaux, et ce, afin de remporter les appels d'offres.
Des syndicalistes ont néanmoins réussi à documenter certains cas dramatiques. Philippe Saunier, membre du collectif santé-travail de la fédération CGT des industries chimiques, relate le décès d'un travailleur polonais en 2018 : détaché par la société britannique Kirstall sur le site Esso de Gravenchon (Seine-Maritime), "il est mort à 69 ans à la suite d'un malaise survenu alors qu'il travaillait la nuit, peut-être douze heures d'affilée, en espace confiné". Jean-Yves Constantin, de l'union départementale CFDT des Bouches-du-Rhône, cite, quant à lui, la déshydratation mortelle dont a été victime en juillet 2011 un Equatorien, détaché sur une exploitation agricole de la région par la société d'intérim espagnole Terra Fecundis. La justice, saisie pour "violation délibérée d'une obligation de sécurité et de prudence", tarde à se prononcer.
Simple amende
Au ministère du Travail, Jean-Henri Pyronnet, directeur de projet pour la lutte contre le travail illégal, note que le détachement concerne surtout des secteurs à bas coût de main-d'oeuvre et à haut niveau de risque, comme le BTP, les abattoirs, l'agriculture... "De plus, l'accidentalité s'avère plus importante pour les contrats courts, et ceux des détachés durent deux à trois mois en moyenne", précise-t-il. Il serait donc logique de constater une sinistralité importante chez les travailleurs détachés. Oui, mais... "On ne dispose d'aucune statistique sur les accidents de ces travailleurs, dénonce Hervé Guichaoua, juriste en droit social et ancien directeur du Travail au ministère. C'est choquant, alors qu'on mène campagne contre le dumping social et pour les droits de ces salariés." Selon lui, l'obligation légale de déclaration des accidents à l'Inspection du travail ne suffit pas, car elle n'est assortie que d'une simple amende. Le nombre de ces amendes administratives - 4 000 euros maximum par salarié, 8 000 euros en cas de récidive - n'a pu être obtenu auprès du ministère du Travail. "L'absence de sanction pénale pour non-déclaration d'un accident du travail d'un salarié détaché pénalise ses droits sociaux, puisque l'enquête judiciaire, habituelle pour un salarié de droit français, est supprimée", commente le juriste.
Obstacles à la prévention
Les règles relatives à la santé, l'hygiène et la sécurité, qui font pourtant partie du socle minimal des obligations européennes, semblent aussi difficiles à faire respecter pour les détachés, du fait notamment de l'absence de déclaration des accidents. "En cas d'accident, nous pouvons réclamer le plan de prévention des risques professionnels et vérifier si la formation, les équipements, les consignes écrites répondent bien aux besoins", déclarent Jérôme Schiavi et Sébastien Vanrokeghem, inspecteurs du travail au Havre. Ils rappellent que les interventions en prévention des caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) devraient concerner tous les salariés présents, y compris les détachés. Mais cela s'avère compliqué. "Faute d'effectifs, les contrôles de l'organisme comme ceux de l'Inspection du travail sont insuffisants", déplore un représentant syndical à la Carsat de Bretagne.
De leur côté, des syndicalistes d'entreprises donneuses d'ordres font état de difficultés, voire d'obstacles, pour approcher les travailleurs détachés sur les chantiers. C'est souvent dans leur lieu d'hébergement qu'ils peuvent les rencontrer, les informer sur leurs droits et recueillir leurs doléances. Plusieurs syndicalistes témoignent de pressions et menaces sur ces travailleurs, voire sur leurs familles restées au pays, s'ils protestent contre leurs conditions de travail.
Préciser l'origine professionnelle des accidents
Les accidents devraient tous être déclarés au régime de protection sociale du pays où le contrat de travail a été signé. Encore faut-il que le salarié y soit régulièrement affilié. Ainsi, la détention du formulaire A1, censé attester cette affiliation et à présenter pour des soins en France, ne signifie pas toujours qu'il y a eu versement effectif de cotisations par les employeurs. Certains d'entre eux peuvent l'obtenir sans cotiser. Dans un avis rendu sur les travailleurs détachés en 2015 (voir "A lire"), le Conseil économique, social et environnemental (Cese) exhorte la Sécurité sociale française à préciser l'origine professionnelle des accidents dans les créances de soins envoyées à ses homologues étrangères pour ces salariés. Le Cese pointe le risque, à défaut, d'"une prise en compte insuffisante des droits des salariés dans les pays d'origine".
Il est aussi fréquent que des employeurs déclarent des salaires minorés, en dissimulant des heures travaillées ou en soustrayant de manière illégale les frais de repas, logement, transport... Avec, à la clé, des droits à réparation réduits en cas d'accident. Les indemnités peuvent s'avérer dérisoires, comme les 15 000 euros proposés à la veuve d'un ouvrier portugais, décédé lors de son détachement par un sous-traitant italien sur le chantier du terminal méthanier de LNG Energie à Dunkerque (Nord), alors détenu majoritairement par EDF. "Ce salarié est mort asphyxié dans une tuyauterie vidée de son oxygène sans signalisation", raconte Marcel Croquefer, militant CGT et ancien responsable sécurité dans la pétrochimie. Compte tenu des responsabilités du donneur d'ordres dans l'accident, le syndicat du site est intervenu. "Nous avons dû taper du poing sur la table pour obtenir une réelle indemnisation par EDF." Selon Mediapart, l'entreprise a versé 220 000 euros à la veuve pour éviter toute poursuite et tout dommage à son image.
"Tous les grands groupes européens recourent massivement au détachement, souvent détourné de sa vocation et objet de fraudes très inventives", observe Isabella Billeta, chercheuse à la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound). Des fraudes complexes à débusquer et à prouver, malgré les efforts des divers corps de contrôle. Dans un rapport récent, la Cour des comptes fait état de nombreux abus, soulignant qu'"ils font toujours intervenir un bénéficiaire final installé en France et peuvent même être organisés à partir de la France".
Le cas le plus exemplaire demeure celui du chantier de construction de l'EPR de Flamanville (Manche). Saisie de cette affaire de travail dissimulé, qui concerne des salariés détachés polonais, la chambre criminelle de la Cour de cassation mentionne dans un récent arrêt1 "plus d'une centaine d'accidents du travail non déclarés". Fabienne Muller, enseignante-chercheuse à l'université de Strasbourg, a étudié le montage utilisé entre 2008 et 2012. Les travailleurs polonais ont été recrutés à Chypre par l'entreprise irlandaise Atlanco, elle-même sous-traitante de Bouygues Travaux publics, filiale de Bouygues en charge du chantier de construction pour le compte d'EDF. Pourquoi Chypre ? Parce que les taux de cotisations patronales pour des salariés non-cadres y sont très faibles : 38,90 % en France, 18,81 % en Pologne, mais seulement 6,30 % à Chypre ! En dépit de cela, le travail dissimulé sévissait aussi sur le chantier. La filiale Bouygues TP, condamnée d'abord à 25 000 euros, puis en appel à 29 950 euros, s'est pourvue en cassation.
Déresponsabilisation des donneurs d'ordres
En dehors de ce cas d'école, le détachement donne plus généralement lieu à une déresponsabilisation des donneurs d'ordres en cas d'accident d'un travailleur détaché. Le coût de l'accident (soins, indemnités journalières versées...) n'est en effet pas répercuté sur les cotisations du donneur d'ordres. Certes, c'est aussi vrai si le sous-traitant est français. Mais dans ce dernier cas, si les accidents sont déclarés, le sous-traitant sera pénalisé. Quand il s'agit d'une entreprise étrangère, l'impact sur les cotisations de cette dernière apparaît beaucoup plus aléatoire, du fait notamment des incertitudes sur la déclaration. Dans le cas de l'intérim franco-français, une hausse des cotisations consécutive aux accidents du travail sera répartie à raison de deux tiers/un tiers sur l'entreprise de travail temporaire et celle utilisatrice, incitant les deux à la vigilance. Ce ne sera pas le cas si l'entreprise d'intérim n'est pas française. L'affiliation des travailleurs détachés au régime de sécurité sociale du pays où ils travaillent pourrait ainsi assurer le respect de l'égalité des droits et mettre fin au dumping social. A défaut, une unification, ou du moins, une harmonisation des régimes sociaux à travers l'Union apparaît souhaitable. Il y a urgence.
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Arrêt du 8 janvier 2019 (Cass. crim. n° 17-82.553).
Les travailleurs détachés, avis du Conseil économique, social et environnemental (Cese) présenté par Jean Grosset (rapporteur), avec l'appui de Bernard Cieutat, septembre 2015. Disponible sur le site www.lecese.fr