La sinistrose, un trouble mental né de la loi de 1898
A peine entrée en vigueur, la loi de 1898 sur les accidents du travail engendre une affection psychique, la sinistrose : des blessés, une fois guéris, se disent incapables de retravailler. Réalité ou simulation ? Le débat divise médecins et magistrats.
Difficile d'imaginer qu'un texte législatif puisse donner naissance à une maladie, se déclarant, qui plus est, chez ceux à qui il bénéficie. Tel est pourtant le cas de la loi qui instaure en 1898 le système d'indemnisation des accidents du travail, dont l'accès est dans un premier temps réservé aux seuls ouvriers de l'industrie. Au cours des années suivant sa mise en application, le Dr Edouard Brissaud (1852-1909) observe au cours de ses expertises que certains accidentés du travail présentent un trouble psychique atypique, qu'il baptise "sinistrose". En 1908, cet éminent neurologue parisien publie dans Le Concours médical, à l'adresse de ses confrères, un article décrivant ainsi le sinistrosé : celui-ci, certes guéri de ses blessures physiologiques, se trouve est dans "un état mental morbide [...] qui consiste en une inhibition très spéciale de la volonté, ou mieux encore, de la bonne volonté". La victime, selon le médecin, est obnubilée par une idée fixe : elle est convaincue de ne plus être en mesure de reprendre son activité.
Peu ou pas de séquelles physiques
Toujours dans le même article, le Dr Brissaud part du constat que l'accidenté "assuré", c'est-à-dire bénéficiant de la loi de 1898, est plus longtemps en arrêt que le "non assuré", à blessure équivalente. Il cherche donc à comprendre les raisons de ce phénomène, que beaucoup de ses homologues associent à une forme d'exagération permettant à l'ouvrier de "profiter" plus longtemps des avantages de ladite loi. A ses yeux, il s'agit d'une réelle névrose. Le neurologue relève que l'affection touche le plus souvent des accidentés dont les séquelles physiques sont faibles, voire insignifiantes, au regard de la gravité de l'événement : c'est cette disproportion qui perturberait la victime. Ce déséquilibre serait accentué par la modicité de la rente perçue, en raison du peu de séquelles physiques, quand ce n'est pas par l'absence d'indemnisation lorsque le médecin chargé d'examiner l'accidenté certifie qu'il n'y a pas d'incapacité permanente.
Pour ces victimes, la réparation ne devrait pas se limiter à la cicatrisation des plaies : elle devrait s'étendre à la blessure morale que l'accident a générée parce qu'elles estiment que "tout accident au cours du travail constitue un dommage entraînant une réparation". Inconsciemment, elles refuseraient son caractère forfaitaire (donc non intégral) et espéreraient des dommages et intérêts que la loi de 1898 ne prévoit pas. Persuadées d'être dans leur droit, elles se renfermeraient dans une position de refus qui progressivement les conduirait à ce qui s'apparenterait aujourd'hui à de la "désinsertion professionnelle". C'est pourquoi le Dr Brissaud soutient que les sinistrosés peuvent et doivent être ramenés vers le travail et propose, pour les y encourager, de leur accorder au plus vite une rente. Il invite ses confrères, experts ou attachés aux compagnies d'assurances, à cesser de chicaner sur le principe de la rente et sur son quantum.
La communication du Dr Brissaud arrive au moment où le détournement de la loi de 1898 par de supposés simulateurs devient la hantise des employeurs et de leurs compagnies d'assurances. Depuis quelques mois, en effet, une commission travaille sur la révision du tarif des frais médicaux dus par l'employeur aux accidentés, et la polémique se développe autour du "bon usage" du droit de la victime à se faire soigner par le médecin de son choix. La littérature médicale et juridique stigmatise, selon sa sensibilité, les médecins "marrons", choisis par les blessés, qui seraient trop complaisants et prescriraient des traitements abusivement longs et coûteux, ou les médecins "larrons", travaillant pour les employeurs ou les compagnies d'assurances, dont les manoeuvres privilégieraient les intérêts de leurs mandants au détriment de l'ouvrier blessé.
Dans ce contexte, la réalité du trouble mental est contestée par une partie du corps médical, qui se refuse à rechercher les signes d'une telle affection, assimilée à de l'exagération, voire à de la simulation. La doctrine juridique est également partagée sur la reconnaissance à accorder aux victimes. Certains parlent ironiquement du "bacille de la sinistrose" et considèrent qu'il ne s'agit que d'une "tare sociale contagieuse".
"L'hystérie de rente
Pourtant, le phénomène est observable dans tous les pays qui ont adopté une législation indemnisant les accidents du travail. Même en Allemagne, où le dispositif est plus encadré, "l'hystérie de rente préoccupe une partie des acteurs. Cette inquiétude se retrouve dans des communications présentées lors des congrès internationaux traitant des accidents du travail en 1908 et 1909. Alors que le Dr Brissaud affirme que l'affection est fréquente mais sous-estimée, parce que non diagnostiquée, nombre de ses confrères pensent, en revanche, que les cas sont assez rares.
Le doute et la suspicion gagnent aussi des magistrats des cours d'appel et des tribunaux civils appelés à statuer sur les dossiers de rente. Même s'ils ne sont pas tenus par les conclusions des médecins qui se prononcent sur le degré d'incapacité des accidentés, ils s'en remettent souvent à leur rapport, notamment lorsque la victime présente ou invoque des troubles à caractère psychique. Par crainte d'encourager des abus, ils sont très prudents dans l'attribution des pensions aux blessés physiquement peu atteints.
Le cas de Romain Noiret est, de ce point de vue, très révélateur. Ouvrier de la Compagnie des mines de Courrières, il a survécu à la terrible catastrophe de 1906, qui a fait un millier de morts. Douze de ses collègues et lui-même sont restés prisonniers de la mine pendant vingt jours, dans le noir, cherchant désespérément une issue qu'ils ont fini par trouver. Physiquement indemne, Noiret se voit refuser par la Compagnie le versement d'une rente pour l'incapacité permanente totale dont il se sent atteint. Il engage alors une procédure devant le tribunal civil en vue de l'obtenir. Les experts appelés à se prononcer sur son état dépeignent un homme tourmenté, qui se dit incapable de reprendre le travail après ce qu'il a vécu. Ils concèdent que cette phobie pourrait se comprendre s'il lui était demandé de retourner "au fond", mais concluent qu'il peut tout à fait travailler sur un autre poste : il ne présenterait donc aucune incapacité. Le tribunal civil refusera d'accorder une rente à Noiret.
Un destin fluctuant
Les conditions d'émergence du syndrome décrit par Brissaud ont en partie concouru à ce que l'existence effective de la sinistrose soit sous-estimée et les plaintes et demandes des victimes discréditées. Classée à l'origine parmi les névroses traumatiques, elle a connu un destin fluctuant. Si des médecins se sont appuyés sur cette notion pour identifier, parmi les blessés de la Première Guerre mondiale, des "sinistrosés de guerre", qui présentaient des symptômes comparables, la "maladie de Brissaud" est rarement diagnostiquée dans la première moitié du XXe siècle. Elle réinvestit le monde médical dans la seconde moitié du siècle, toujours avec une connotation péjorative pour ceux sur lequel le diagnostic a été posé. Et elle divise toujours autant le corps médical sur sa réalité.
"La sinistrose", par Edouard Brissaud, Le Concours médical, 1908.
"Réflexions sur la sinistrose", par Alain Raix, Revue française de psychosomatique no 5, 1994/1.
"Retour sur la sinistrose, dite névrose de revendication", par Cristina Ferreira, Carnets de bord no 13, septembre 2007.