La situation ambiguë des infirmières du travail
Censées suppléer le manque de médecins du travail, voire les remplacer, les infirmières du travail ne disposent pas de la même indépendance professionnelle. Une situation instable, source d'inquiétudes pour les acteurs de la santé au travail.
Avec la pénurie de médecins du travail, le rôle des infirmières du travail est devenu incontournable pour protéger la santé des salariés. D'après les estimations de l'Ordre infirmier, près de 5 000 infirmières de santé au travail - comme elles souhaitent désormais être nommées - sont en exercice. Le Code du travail prévoit l'embauche d'au moins un infirmier du travail pour les établissements industriels de 200 salariés ainsi que pour les autres entreprises de plus de 500 salariés. Directement recrutées par les employeurs, l'immense majorité des infirmières travaillent la plupart du temps seules au sein des entreprises. Dans les plus grosses, elles sont mises à disposition des médecins du service autonome de santé au travail. Quelques-unes, encore peu nombreuses, exercent dans un service de santé au travail interentreprises.
Selon le Code du travail, les infirmières embauchées par les entreprises sont mises à disposition des médecins du travail et ont pour mission de les assister dans leur activité. Mais à la différence des médecins, elles restent subordonnées aux employeurs, puisque la loi ne garantit pas leur indépendance professionnelle. Le Groupement des infirmières du travail (GIT) a voulu voir dans la dernière réforme des services de santé au travail (SST) l'occasion de redéfinir leur statut. " La pluridisciplinarité des services de santé au travail représente une opportunité pour reconnaître le rôle et la place des infirmières ", a ainsi souligné la présidente du GIT lors des journées organisées en octobre dernier par l'association. Répondant aux souhaits exprimés par les participantes de voir leur indépendance professionnelle inscrite dans les décrets d'application de la réforme, le directeur général du Travail, Jean-Denis Combrexelle, n'a pourtant guère laissé d'espoir. " Je ne suis pas certain qu'il faille des cadres contraignants, l'indépendance n'est pas une fin en soi ", a-t-il déclaré, précisant qu'une réflexion était en cours pour " valoriser " le rôle des infirmières à travers une formation spécifique ou la reconnaissance d'un " entretien infirmier " en santé au travail.
Salariées non protégées
En attendant, les infirmières demeurent sous la hiérarchie des directions des ressources humaines, voire des services d'hygiène et de sécurité. " Cette situation reste ambiguë. L'infirmière est souvent soupçonnée d'être de mauvaise foi ", regrette Cécile Cayet, infirmière du travail en entreprise et vice-présidente de l'Ordre infirmier. Certaines directions tenteraient même d'utiliser l'infirmière pour contrecarrer l'activité du médecin du travail. " C'est une cicatrice séquellaire de l'organisation des SST depuis cinquante ans, il s'agit pour le patronat de garder le contrôle sur la santé au travail ", analyse Gérard Lucas, médecin du travail à Nantes. Dans un récent avis, l'Ordre infirmier demande l'acquisition d'un statut de salarié protégé ainsi qu'un rattachement garantissant l'indépendance de l'exercice au sein de l'entreprise pour les infirmières de santé au travail. Les médecins du travail ne peuvent être licenciés sans l'accord de l'Inspection du travail et celui du comité d'entreprise pour les services autonomes ou celui de la commission de contrôle pour les services interentreprises. Ce n'est pas le cas des infirmières.
Sous couvert d'anonymat, de peur d'être licenciées, nombreuses sont celles qui font état de l'ingérence des employeurs dans leurs missions. " Des directions peuvent attendre de l'infirmière qu'elle parle des maladies des salariés, qu'elle les informe sur les raisons de leur absence ", signale Marie-Christine Limame, infirmière du travail et membre du bureau national du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Une infirmière précise ainsi qu'elle a été sommée par la direction de son entreprise d'expliquer les visites régulières d'un syndicaliste à l'infirmerie. Sur leur forum Internet, des infirmières échangent astuces et conseils pour résister aux pressions de leurs employeurs qui souhaitent diminuer les déclarations d'accident du travail (AT). En effet, certaines directions n'hésitent pas à déléguer la déclaration des AT aux infirmières de l'entreprise, au motif qu'elles accueillent les blessés à l'infirmerie. Elles sont ainsi placées dans une position paradoxale, puisqu'elles endossent en quelque sorte la responsabilité de l'employeur alors que leur mission est de protéger la santé des salariés. Plusieurs racontent avoir été convoquées par des directions leur reprochant de déclarer trop d'accidents du travail ou d'orienter les salariés blessés vers leur médecin traitant. " Dans une des entreprises où j'ai exercé, j'ai même eu droit à un entretien préalable au licenciement parce que je ne respectais pas la politique zéro accident ", témoigne Marie-Christine Limame.
Redéfinition des missions
Autre perspective qui agite le monde de la santé au travail, la coopération ou le partage des tâches entre infirmières et médecins du travail. La médecine du travail fait figure, selon l'Ordre des médecins, de spécialité sinistrée : postes d'internat non pourvus, gros contingent de départs à la retraite d'ici cinq ans... Qu'elle soit ou non le fruit d'une volonté politique, la pénurie de médecins du travail est d'ores et déjà bien réelle. Avec des effectifs de salariés suivis dépassant parfois largement les plafonds fixés par la réglementation, les médecins du travail ont de plus en plus de mal à assurer leurs missions.
A la demande de praticiens débordés, des services interentreprises ont embauché des infirmières de santé au travail afin de les suppléer. D'après Gérard Lucas, un des plus ardents défenseurs de ce type de coopérations au sein du SNPST, une trentaine de services ont autorisé des infirmières du travail à assurer des entretiens, consultations, visites d'entreprise ou à participer aux CHSCT. Avec l'accord de la direction générale du Travail. Dans les entreprises, certains services autonomes ont également redéfini les missions des infirmières afin de pallier le manque de médecins. " L'approche complémentaire entre médecins et infirmières représente un atout énorme pour la santé au travail ", estime Gérard Lucas.
En collaboration avec l'association de formation e-pairs, le SNPST a organisé en décembre dernier un colloque inédit consacré aux approches cliniques développées par les équipes coopératives. Pour Véronique Bacle, cadre infirmier dans un SST à Lille et membre du SNPST, les entretiens infirmiers en santé au travail permettent un meilleur suivi individuel de chaque salarié. Ce service lillois, un des premiers à expérimenter ces coopérations, a recruté plus d'une vingtaine d'infirmières formées en santé au travail. " Il ne s'agit pas de remplacer les médecins par des infirmières, mais plutôt d'avoir un regard infirmier sur la santé au travail ", précise Véronique Bacle. Fabienne Bardot, médecin du travail dans un service de santé au travail du Loiret, est aussi partisane d'une approche clinique complémentaire. Elle a convaincu sa direction d'embaucher des infirmières spécialisées. " Elles assurent entre autres des consultations infirmières périodiques, pour lesquelles elles délivrent des attestations de suivi infirmier. Cela permet au médecin de se recentrer sur sa spécialité, qui est de diagnostiquer et de "soigner" les salariés malades ou en difficulté à cause de liens entre travail et santé pathogènes ", explique-t-elle.
Saisi par des médecins qui s'interrogent sur le bien-fondé des pratiques développées dans plusieurs SST, l'Ordre des médecins a émis en juin dernier des recommandations sur les coopérations. Reconnaissant l'intérêt des " entretiens infirmiers " en santé au travail, l'ordre insiste sur la nécessité de les encadrer par des protocoles médicaux. Il rappelle que les attestations de suivi infirmier n'ont pas vocation à se substituer à l'avis d'aptitude, du seul ressort du médecin du travail. Outre l'entretien infirmier, l'ordre estime que les infirmières doivent pouvoir agir sur le milieu de travail : visites d'entreprise avec ou sans le médecin du travail, participation aux CHSCT... Le fonctionnement du binôme doit être organisé par le seul médecin du travail, en toute indépendance de l'employeur ou de la direction du SST.
Risques de dérives
Réservés sur cette évolution en cours, certains pointent les risques de dérives entraînés par un transfert de tâches. " Des services se sont engagés dans des pratiques totalement substitutives, avec des entretiens infirmiers, des pseudo-certificats d'aptitude, voire des rapports annuels infirmiers ", déplore Dominique Huez, médecin du travail à EDF et animateur de l'association Santé et médecine du travail. Sans nier l'apport de l'expertise infirmière en santé au travail, il rappelle que les professionnels infirmiers ne disposent ni de la formation ni du statut pour effectuer des déclarations utilisables sur le plan médico-légal : diagnostic, déclaration d'une maladie professionnelle...
Marie-Christine Limame s'interroge de son côté sur l'intérêt des entretiens infirmiers, dès lors qu'ils sont utilisés pour remplacer les visites périodiques. " Cela n'apporte rien de faire jouer le rôle de petits médecins à des infirmières du travail ", juge-t-elle. Certains directeurs de SST seraient déjà tentés d'embaucher deux infirmières à la place d'un médecin pour cocher des cases et remplir ainsi leurs obligations de suivi ! Et sans redéfinition précise du statut des infirmières du travail, c'est bien toute la santé au travail qui risque de pâtir de cette évolution.