© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Véronique Daubas-Letourneux : de la sociologie du travail à la santé publique

par Nathalie Quéruel / avril 2016

Sociologue du travail, elle a reconstitué le parcours professionnel de salariés pour en révéler les impacts sur leur santé. Elle vient d'être recrutée comme enseignante-chercheuse à l'Ecole des hautes études en santé publique.

Depuis septembre dernier, Véronique Daubas-Letourneux parcourt régulièrement la route entre Nozay (Loire-Atlantique), où elle réside, et Rennes (Ille-et-Vilaine). Désormais enseignante-chercheuse au département santé-environnement-travail et génie sanitaire de l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), elle ne s'éloigne guère de ce territoire du Grand Ouest, auquel elle est attachée et où elle a mené sa carrière jusqu'à présent. A 45 ans, cette sociologue mesure les enjeux de son nouveau poste, elle qui a toujours eu à coeur d'observer les questions de santé au travail dans leur dimension de santé publique. Il lui revient désormais de former les étudiants qui, demain, seront cadres dans les établissements de santé et médico-sociaux et ceux qui exerceront des responsabilités dans le champ des risques environnementaux et professionnels. Avec son approche singulière : "Il s'agit d'apporter un regard sur les risques liés au travail sous l'angle de la sociologie, afin de sensibiliser les futurs responsables aux questions d'organisation du travail, explique-t-elle. Ma venue à l'EHESP s'inscrit dans la continuité d'un positionnement de celle-ci, qui, depuis quelques années, donne une place plus importante à la santé au travail." Selon Yves Roquelaure, responsable du laboratoire d'ergonomie et d'épidémiologie en santé et travail (Leest) d'Angers (Maine-et-Loire), dont Véronique Daubas-Letourneux est membre, cette nouvelle recrue va apporter beaucoup à l'EHESP : "Elle vient d'un courant de la sociologie du travail qui porte une vision holistique1 . Dans ses travaux, elle tient à la fois la dimension macroscopique et la dimension humaine, ce qui permet de questionner utilement la santé au travail et d'apporter d'autres réponses que celles, simplistes, de la gestion par les normes."

Véronique Daubas-Letourneux en 6 dates

1971 : Naissance à Nantes (Loire-Atlantique).

1993-1994 : DEA de sciences sociales à l'université de Montréal (Canada).

1998 : Chercheuse contractuelle à la Fondation de Dublin, sur la 2e enquête européenne sur les conditions de travail.

2005 : Doctorat de sociologie à l'université de Nantes, avec la thèse Connaissance des accidents du travail et parcours d'accidentés. Regard sociologique sur les angles morts d'une question de santé publique.

2010 : Création de son cabinet d'études et de recherches.

2015 : Enseignante-chercheuse à l'Ecole des hautes études en santé publique.

De Montréal à Dublin

Issue d'une famille de quatre enfants, fille de professeurs dont la vie militante est particulièrement riche, Véronique Daubas-Letourneux découvre la sociologie alors qu'elle est en hypokhâgne S (lettres et sciences sociales). L'année suivante, l'étudiante rejoint la faculté de Nantes et s'y consacre pleinement. Elle mène notamment une recherche dans une usine de fabrication de chaudières, où elle s'attache aux destins de quinze ouvriers d'hier et d'aujourd'hui. Grâce à une bourse, elle effectue une partie de son DEA de sciences sociales à Montréal, au Canada, un pays qu'elle a découvert en participant à des chantiers internationaux de jeunes. Sa rencontre avec le professeur de sociologie Paul Bernard la marque : "C'était un homme passionnant, qui m'a beaucoup appris. Il m'a transmis ce côté pragmatique de la recherche, en lien avec les demandes sociales du terrain." De retour en France, elle prend tout juste le temps de soutenir son DEA avant de repartir. Cette fois, direction Dublin, en Irlande, pour quelques mois à la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, où elle épluche les données de la deuxième enquête sur les conditions de travail en lien avec la précarité de l'emploi.

Dialogue avec les marins pêcheurs et les dockers

Une autre rencontre importante marque son parcours de sociologue : celle avec Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l'Inserm2 , qui l'encourage à poursuivre sa carrière dans la recherche. Sous sa direction, elle démarre en 1999 une thèse sur les accidents du travail. Elle propose de se pencher sur le parcours et le devenir professionnels de ceux qui en sont victimes, mettant ainsi en lumière ce qu'elle appelle les "angles morts" d'une question de santé publique. Pendant les dix années suivantes, elle va enchaîner les contrats avec plusieurs institutions sur le champ de la santé au travail - de l'étude sociologique du dispositif de signalement des maladies professionnelles dans les Pays-de-la-Loire à la méthodologie du suivi des cancers professionnels mis en place en Seine-Saint-Denis par le Giscop933 . Dans le cadre d'un projet de l'Agence nationale de la recherche, elle devient responsable d'équipe pour une "analyse comparée internationale de la production de connaissances sur les atteintes à la santé liées au travail", qui donnera lieu en 2012 à la publication du livre Santé au travail (voir "Pour en savoir plus"). "En 2010, ayant éprouvé les limites d'un statut précaire, j'ai fondé mon propre cabinet d'études", raconte-t-elle, avec une certaine fierté. On lui reconnaît du courage à poursuivre dans ces conditions, "sans sacrifier à la rigueur et à son sens de l'éthique", note Yves Roquelaure.

Lorsque la Direccte4 Bretagne cherche un professionnel pour une enquête sur les accidents du travail dans le secteur de la pêche et de la conchyliculture, elle ne tarde pas à repérer cette "sociologue expérimentée", selon les mots de Bernard Martin, inspecteur du travail et référent maritime interrégional. "Véronique Daubas-Letourneux a produit un travail remarqué, qui fait avancer la connaissance pour mettre en place des actions de prévention. Le volet statistique, qui demandait une investigation approfondie, était complété d'une étude sociologique qualitative ; elle a su dialoguer avec les marins pêcheurs dans une démarche scientifique."

Ses pas l'ont ensuite conduite du côté du port de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), où les dockers, rassemblés dans une association, s'inquiètent de la survenue de cancers qu'ils estiment liés à des expositions professionnelles. Une recherche-action intitulée "Escales"5 est lancée, dont la sociologue assure le montage. Dans ce cadre, elle se tourne vers le Centre de droit maritime et océanique, le laboratoire de l'université de Nantes que dirige Patrick Chaumette. "Elle a montré que, malgré son statut privé parfois mal vu par les sociologues opérant dans le public, une recherche de grande qualité pouvait être menée en travaillant en complémentarité avec le milieu universitaire, souligne ce professeur de droit. Son approche est très intéressante : en reconstituant le parcours des ouvriers par des entretiens et en confrontant ces données à celles des archives du port, la traçabilité de leur activité et de leurs expositions a été mise en évidence."

"Pour que la recherche soit utile"

En 2014, le cancer du rein d'un des dockers a été reconnu en maladie professionnelle par le tribunal des affaires de Sécurité sociale de Nantes, qui a mentionné le rapport Escales dans son argumentaire. Le parcours de Véronique Daubas-Letourneux illustre sa posture de sociologue de la santé au travail, thématique inscrite dans la santé publique. "Les scientifiques n'ont pas le monopole de la connaissance ; les savoirs d'expérience, l'expertise collective et la pluridisciplinarité sont tout aussi essentiels pour la faire progresser. Je plaide pour que la recherche soit utile, qu'elle débouche sur des leviers d'action qui fassent avancer concrètement les choses pour les personnes concernées." Bernard Martin estime que c'est une personne engagée dans son travail et porteuse de valeurs, qui sait "mettre en visibilité les invisibilités des risques au travail". Impliquée dans la vie associative locale, elle n'aime pas les positions dogmatiques, qu'elle juge "contre-productives". Aujourd'hui, elle se sent prête pour une autre étape, complémentaire de son activité de chercheuse : "construire des enseignements et transmettre".

  • 1

    La vision holistique consiste à considérer les différents aspects de la vie sociale comme un tout solidaire.

  • 2

    Institut national de la santé et de la recherche médicale.

  • 3

    Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle en Seine-Saint-Denis.

  • 4

    Direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi.

  • 5

    Voir "Sur les traces des cancers professionnels des dockers", Santé & Travail n° 89, janvier 2015.

En savoir plus
  • Santé au travail. Approches critiques, Annie Thébaud-Mony, Véronique Daubas-Letourneux, Nathalie Frigul, Paul Jobin (dir.), La Découverte, coll. Recherches, 2012.