«Le soin des choses», ou l’art de faire durer
Des panneaux signalétiques aux sondes spatiales, les sociologues Jérôme Denis et David Pontille s’intéressent aux tâches de maintenance dans un ouvrage riche d’observations de terrain.
Cela pourrait passer pour une lubie : deux sociologues, Jérôme Denis et David Pontille, respectivement professeur à l’Ecole des Mines et directeur de recherches au CNRS, analysent depuis plus de quinze ans les métiers de la maintenance, tout en notant d’emblée que « s’assurer que tout reste à peu près en place et que d’innombrables objets poursuivent simplement leur fade existence n’est pas une activité très reluisante ». Une activité d’arrière-plan, donc, certes utile mais banale, répétée au quotidien, qui ne crée rien, ne transforme rien. Sans histoire, en somme.
Or, des histoires, leur dernier ouvrage, Le soin des choses (Ed. La Découverte, 2022), finaliste du prix Penser le travail 2023, en est rempli. Au gré des situations qu’ils présentent, dont beaucoup observées par eux-mêmes, l’ouvrage nous emmène auprès des « choses » les plus diverses, et de celles et ceux qui s’en occupent : on rencontre les photocopieurs d’un immeuble de bureaux et les pierres d’une église anglaise ; des panneaux signalétiques du métro parisien et des salles de musée à désinsectiser ; une antique horloge au Panthéon de Paris et des déchets électroniques en récupération au Bangladesh ; des façades à débarrasser de leurs graffitis et des réseaux informatiques en surchauffe pendant la pandémie ; et même, une sonde spatiale au voisinage de Saturne, et la dépouille de Lénine dans son mausolée à Moscou. N’en disons pas plus.
Des articulations douloureuses, des mains qui se déforment
Le propos est d’abord de montrer que ces tâches ordinaires ne sont pas grossières. Elles demandent de se doter d’une connaissance fine des matériaux et des structures, de leurs variations et de leur usure parfois discrète. Pour cela, la vue est précieuse, mais pas sous n’importe quel angle, et souvent en se déplaçant ; à quoi s’ajoutent l’ouïe, parfois l’odorat, mais surtout le toucher.
Cela peut supposer un désassemblage complet des objets. Cela implique aussi d’affronter régulièrement les obstacles que les choses nous opposent : une menue anomalie qui ne se laisse pas dénicher, une pièce qui résiste à l’effort pour la mouvoir, un mécanisme qui refuse de se plier à ce qu’on lui ordonne de réaliser. Il en résulte des impatiences, des incertitudes, mais aussi des atteintes directes à la santé des mainteneuses et mainteneurs, des articulations douloureuses, des mains qui se déforment, de la fatigue qui s’accumule : « Dans leur récalcitrance, les choses abîment en retour. »
On est loin de tâches routinières ou machinales
Au-delà des aspects visibles de ce face-à-face, une grande partie de l’ouvrage insiste sur les arbitrages permanents que la maintenance comporte et les tensions dont ils sont à l’origine. Car il s’agit bien de transformer les choses, fût-ce de façon infime. Sans leur nuire, surtout, car ces choses sont souvent plus fragiles qu’on ne le croit. Et de faire en sorte, si possible, que la chose demeure elle-même, par-delà les aménagements qu’on lui apporte. D’où ce souci, sans cesse renouvelé, de « sélectionner, parmi la multitude de traits qui la définissent, ceux auxquels on tient et dont on souhaite prolonger l’existence ».
On est loin, donc, des tâches routinières ou machinales auxquelles on croit pouvoir assimiler les métiers de la maintenance. Il s’agit en réalité de démarches prudentes, exploratoires, même s’il faut tenir des délais, où l’on compose avec la réalité des choses, où l’on s’occupe de leur usure tout en l’acceptant. Pour qualifier cette attitude les auteurs utilisent le terme de « tact ». A la lecture, on est tenté de penser que leur ouvrage lui-même n’en manque pas.