Soins intensifs pour policiers qui craquent
Surmenage, climat de tension, traumatismes... le burn-out et la souffrance n'épargnent pas les policiers. Qui plus est dans le contexte d'état d'urgence post-attentats. Le centre du Courbat prend en charge les agents au bout du rouleau. Reportage.
La cloche de l'appel sonne. Il est 9 heures du matin. Fébrile, Jacques1 s'apprête à se lancer dans un discours d'adieu. Car il compte bien ne plus jamais avoir à revenir au Courbat, un établissement de soins de suite et de réadaptation (ESSR), situé au Liège (Indre-et-Loire). "Il y a un avant et un après Le Courbat", affirme ce policier vendéen. Un après, surtout. Jacques a failli passer à l'acte. Dans sa brigade, ils s'étaient retrouvés à deux, au lieu de cinq, "à travailler sans filet". A 53 ans, il n'a plus supporté la pression. "En mai, j'étais à deux doigts de péter un plomb. J'ai fait le con au boulot. On a été obligé de me désarmer et les médecins m'ont amené ici", raconte-t-il.
Financé par l'Assurance maladie et géré par l'Association nationale d'action sociale des personnels de la police nationale et du ministère de l'Intérieur (Anas), sorte de comité d'entreprise de cette administration, Le Courbat accueille essentiellement des représentants des forces de sécurité, qui constituent 60 % de ses patients : policiers surtout, mais aussi gendarmes, personnel pénitentiaire et pompiers. La Sécurité sociale lui impose néanmoins de s'ouvrir à d'autres populations. Initialement centré sur la lutte contre les addictions, l'établissement s'est spécialisé depuis cinq ans dans la prise en charge de la souffrance au travail et du burn-out. Mais, souvent, les différentes problématiques s'entremêlent.
Trente suicides en dix mois
Fin octobre, 30 policiers s'étaient donné la mort depuis le début de l'année. Parmi eux, "au moins deux avaient fait une tentative de suicide auparavant. Cela montre que l'administration n'est pas capable de leur venir en aide quand ils tirent la sonnette d'alarme", se désole Véronique Daumerie, secrétaire nationale section action sociale d'Alliance, syndicat majoritaire dans la police. Ces cinq dernières années, cinq fonctionnaires sortis du Courbat apparemment guéris ont quand même mis fin à leurs jours.
En 2014, 55 policiers se sont suicidés, contre une quarantaine en moyenne les années précédentes. Ce qui a poussé Bernard Cazeneuve, alors ministre de l'Intérieur, à présenter début 2015 un plan d'action de 22 mesures. L'une d'elles a fait l'unanimité : la mise à disposition de casiers individuels pour que les policiers le souhaitant y déposent leur arme de service. Sauf que l'état d'urgence les incite à la porter en permanence. "L'arme n'amène pas au suicide mais elle le facilite", estime Frédérique Yonnet, directrice de l'ESSR.
L'établissement oeuvre à sensibiliser les forces de l'ordre à la thématique de la souffrance au travail. Depuis deux ans, tous les commissaires et lieutenants en devenir passent durant quelques jours par la case Le Courbat. L'idée : compléter les modules sur les risques psychosociaux (RPS) - "insuffisants", selon Véronique Daumerie - que contient leur formation2 . Ouvrir la porte du château tourangeau à ces gradés, c'est leur donner à voir un environnement bucolique et un encadrement de qualité pour les inciter à y envoyer leurs agents accablés par un épuisement professionnel ou des conduites addictives. Mais surtout, c'est leur apprendre à reconnaître les signes avant-coureurs de détresse. Y compris chez eux-mêmes. Le dernier jour, ils rencontrent leurs homologues malades. "Le futur commissaire échange avec un commissaire qui se soigne pour alcoolisme. L'effet miroir est fort", commente Philippe Adam, directeur de communication de l'établissement.
"Une pure logique de performance"
Si la politique du chiffre chère à Nicolas Sarkozy a accentué la pression sur le moindre planton, la hiérarchie en fait les frais également, via les préfets. "Avant Sarkozy, la hiérarchie faisait tampon entre les exigences des politiques et les policiers de base, explique un commandant de police en rémission. A présent, les préfets sont dans une pure logique de performance, ils touchent des primes aux résultats, et la pression se répercute à tous les échelons. Cela a perverti l'humanité du management Alors qu'il savoure sa dernière semaine au vert, le gradé vient de recevoir un appel d'un de ses supérieurs. "Il m'a dit : "Untel s'est pris une soufflante et s'est mis en arrêt maladie. Je veux que tu le tues à ton retour..." C'est comme ça, le management à la police", rit-il jaune. Les supérieurs hiérarchiques souffrent de plus en plus. Au premier semestre, le nombre d'arrêts maladie chez les chefs de service a crû de 27 % par rapport à l'année précédente, marquée par les attentats.
Cette année-là, le Service de soutien psychologique opérationnel (SSPO), créé en 1996 après une vague de suicides, a reçu en "intervention post-événementielle" 1 153 policiers, soit 140 % de plus qu'en 2014. Le plan de Bernard Cazeneuve a tenu sa promesse d'étoffer le SSPO de 7 psychologues, pour atteindre le nombre de 70. Une sorte de guide détaillant la procédure à suivre pour accueillir les collègues de retour d'un long arrêt maladie a également été diffusé aux managers. "Les mesures du plan n'ont rien de révolutionnaire, nuance Pierre Dartigues, secrétaire national du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). On a tendance à médicaliser le suicide, on demande beaucoup aux assistants sociaux, médecins, psychologues. Mais en voyant le problème sous l'angle individuel et non collectif, on ne se pose pas de questions sur le management et les conditions de travail."
En septembre, Le Courbat a mis en place un atelier hebdomadaire de psychoéducation sur les troubles post-traumatiques. "Le but est de faire prendre conscience du traumatisme et de ses répercussions, comme le fait de se retourner sans cesse quand on s'est fait tirer dans le dos", illustre Philippe Adam. Une démarche qui vise à traiter le problème "à la source", afin de limiter les risques de rechute. "La conduite addictive peut servir à compenser des troubles post-traumatiques, observe-t-il. L'objectif est que les patients repartent sevrés, mais également conscients de ce qui avait pu les mener aux addictions." Depuis 2014, il pilote une étude au centre, en collaboration avec le service neurologique du CHU de Tours. Ses premiers constats : si la moitié des policiers interrogés sont touchés par des troubles post-traumatiques, ils ont toutefois tendance à banaliser les situations stressantes auxquelles ils sont confrontés, d'autant plus que la culture de la virilité règne au commissariat et qu'on se doit de ne pas montrer ses faiblesses. Cela rend particulièrement difficile la prise de conscience des racines profondes de l'addiction.
"Il s'agit de trouver d'autres béquilles compensatrices que la prothèse addictive des médicaments ou de l'alcool", indique Fatima Idbrik, médecin addictologue du Courbat. Les consommateurs de cannabis, notamment, expliquent "avoir le sentiment d'avoir beaucoup de temps une fois qu'ils arrêtent de fumer", complète-t-elle. D'où l'accent mis sur l'activité sportive quotidienne, le temps de la villégiature au château.
"Nous sommes des cibles"
Un séjour de quinze jours spécial "post-attentat" a également été instauré dans l'établissement après l'attaque contre Charlie Hebdo. Une grande bannière noire, avec écrit en blanc "Je suis Charlie, merci à la police et à la gendarmerie", trône dans la salle de jeu, au-dessus du baby-foot. "D'un coup, on prenait des photos avec nous, on nous considérait comme des héros", se souvient Jérôme, commandant. Un an plus tard, le fossé s'est à nouveau creusé avec la population, notamment du fait des violences policières pendant les manifestations contre la loi travail. Le 13 juin dernier, l'assassinat d'un couple de deux policiers à leur domicile par un djihadiste a créé une onde de choc. "Nous sommes des cibles, déplore Pierre Dartigues. J'ai conseillé à mes filles de ne pas révéler que je suis policier et de rester vagues en disant "cadre administratif"." Au Courbat, l'assistante sociale croule sous les dossiers de recherche de logement émanant de policiers qui souhaitent en trouver un qui ne soit ni trop proche de leur zone de travail, pour éviter les mauvaises rencontres, ni trop loin, compte tenu de leurs horaires décalés.
Ajoutez à cela la COP21, l'Euro de football, l'état d'urgence... Les manifestations de novembre des hommes en bleu ont témoigné d'un surmenage général. "Pendant l'Euro, des agents ont travaillé 17 heures par jour, rappelle le représentant du SCSI. Ils sont épuisés, et comme on ne leur donne pas la possibilité de récupérer, ils ne s'en rendent pas toujours compte immédiatement, mais ils risquent de souffrir de pathologies plus tard." Pour autant, le mouvement de cet automne, qui n'est pas porté par les syndicats traditionnels, revendique moins clairement une amélioration des conditions de travail qu'un renforcement du pouvoir des agents au nom de la "légitime défense". De fait, au sein de la police, il n'existe aucun espace de discussion pour prendre du recul sur les pratiques, réfléchir collectivement, aux risques de bavures notamment, mais aussi aux conséquences des très lourds rythmes de travail des agents sur leur mission de protection de la population. "Faute de temps, il n'y a plus de débriefing officiel en rentrant du terrain, ou très peu", note également Frédérique Yonnet, ancienne DRH en milieu hospitalier, secteur davantage enclin aux échanges sur les pratiques professionnelles.
Une vie personnelle chamboulée par les horaires
Le plan d'amélioration des conditions de travail lancé en 2015 a expérimenté de nouveaux cycles horaires dans le but de faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, chamboulée par les astreintes, le travail de nuit et de week-end. "Il s'agissait de travailler deux jours l'après-midi puis deux jours le matin, et de repartir du matin après le week-end, dont un sur six seulement pouvait se passer en famille, décrit Véronique Daumerie. C'est un rythme très déstabilisant qui a provoqué davantage d'irritabilité, d'insomnie, de souffrance au travail et dans la sphère familiale." La solution ne sera a priori pas généralisée.
Les horaires décalés ont plombé le couple de Julien. Comme beaucoup de policiers, il a divorcé. Au moment de la séparation, il est passé une première fois par Le Courbat. Il y est revenu après un accident de la route qui lui a valu une blessure grave à la jambe. Et lui a coûté son métier à la brigade anticriminalité, qu'il adorait. "Je ne peux plus courir. Et je péterais un câble à contrôler la vitesse ou à répondre au standard", se plaint le jeune homme, qui n'envisage pas un reclassement pour inaptitude. Alors il a sombré de nouveau. A quel point ? "J'ai honte : j'avalais trois quarts d'une bouteille de Ricard par jour", confie-t-il avant sa séance de réadaptation musculaire. Car au Courbat, la pédagogie est basée sur la "réathlétisation" pour retrouver l'estime de soi. Tout ce qui évoque les addictions y est banni. Même le fenouil à la cantine, qui rappelle trop le goût d'anis du pastis.